LES ENQUÊTES DE MESSIRE COLLET : MEURTRE À L'AUBERGE DU CERF MOURANT

Jean-François Pietka, Thélès, 2010


Les semaines sont longues, vous croulez sous le boulot, la vie de famille n'est pas toujours de tout repos, vous êtes fatigué, stressé, vidé, et en vous couchant, le soir, les paupières un peu lourdes et le cerveau ramolli vous cherchez un livre à lire. Il vous faut du léger, du frais, du pas compliqué, un truc qui glisse tout seul, qui vous embarque tranquillement sans que vous ayez le moindre effort à faire. Eh bien, j'ai ce qu'il vous faut : "Les Enquêtes de Messire Collet", ouvrage sous-titré Meurtre à l'auberge du Cerf Mourant, de Jean-François Pietka.

L'histoire se passe à Paris, en 1482. Le héros, Nicolas Collet, jeune gantier monté pour affaires à la capitale est témoin, un soir, alors qu'il prend l'air à la fenêtre de l'auberge du "Cerf Mourant", d'un étrange va-et-vient de personnages dont les attitudes lui paraissent suspectes. Quelques minutes plus tard, la patrouille du guet tambourine aux portes : un corps sans vie vient d'être retrouvé au pied d'une fontaine, à quelques dizaines de mètres de là. Qui est donc ce mystérieux cadavre ? Et les non moins mystérieux rôdeurs que Messire Collet a aperçu (dont trois sont aussi des clients de l'auberge), quelle est leur part d'implication dans cette affaire ?

L'intrigue est posée. Toute simple au départ, elle se complexifie au fur et à mesure que l'histoire progresse. Les coupables potentiels se multiplient, des complices apparaissent puis disparaissent, d'autres morts surviennent, et Nicolas Collet, qui s'est retrouvé un peu par hasard désigné d'office pour résoudre cette affaire, patine allègrement. Et ce patinage, qui n'a rien d'artistique, lui pèse d'autant plus qu'il réalise très vite qu'il y a, en arrière plan des énigmes auxquelles il se heurte, des enjeux politiques et économiques qui le dépassent. Il apprend ainsi, par l'intermédiaire de Jocelyn de Brion, prévôt de Paris, que même le Roi s'intéresse à son enquête. Pourquoi ? Et que vient faire Christophe Colomb himself, dans cette galère ?

Le livre de Jean-François Pietka est agréable à lire, la narration est rondement menée, sans chichis inutiles. Le lecteur sera toutefois peut-être un peu surpris, au début, par le décor très "carton-pâte" du récit qui redessine un Moyen Âge très approximatif, voire anachronique. Cela est surtout frappant dans la manière dont les héros s'expriment. Ils parlent et évoluent comme vous et moi, se serrent la main pour se dire bonjour (pratique qui servait plutôt à signifier un accord marchand à l'époque), et emploient des expressions parfaitement inappropriées ("aller à vau l'eau", expression qui ne prendra son sens dérivé qu'au XVIe siècle ; "la nuit porte conseil", qui date du XVIIe ; ou même "jouer la fille de l'air", expression qui ne se développe qu'à partir du XIXe...). Bref, ce côté kitch pourra en agacer plus d'un. Moi, il m'a plutôt amusé et j'ai trouvé qu'il apportait au roman de Pietka le charme un peu décalé des vieux films de cape et d'épée aux héroïnes permanentés et pomponnées comme des starlettes du tout Paris, ou des anciens westerns, avec leurs indiens improbables, maquillés au brou de noix, et leurs cowboys toujours bien rasés. Cela nous change un peu des productions contemporaines, de leurs rythmes effrénés, de leurs super effets, de leur violence gratuite et de leurs flots d'hémoglobine généreusement déversés sur le public.

Messire Collet a ainsi plus à voir avec Hercule Poirot qu'avec les héros déjantés de Kill Bill et c'est très bien ainsi... car moi, certains soirs, quand je rentre chez moi et que je trouve que la semaine a été longue, que je croule sous le boulot, sous les tracas familiaux, et que je suis fatigué, stressé, vidé, ces soirs-là donc, lorsque je fouille dans ma bibliothèque pour y chercher un bon bouquin pour me détendre, je ne réponds plus qu'à un seul mot d'ordre : "Non au bain de sang et vive le carton-pâte !"

Et vive Messire Collet...

K-Libre, Juillet 2011
ULTIME SMS A ROME

Fabrice Romano, éditions Baudelaire, 2010


Ah ! Qu'il est loin le bon vieux temps des crimes à papa, où l'on dézinguait gaiement l'adversaire au revolver ou au browning, où l'on se surinait au cran d'arrêt et où l'on se frictionnait gentiment à grands coups de poing américain. Les criminels d'aujourd'hui sont branchés : ils utilisent les nouvelles technologies. Ils traquent leurs victimes sur le net, les pistent au GPS et les zigouillent avec leurs téléphones portables... Eh oui, car aussi surprenant que cela puisse apparaître, c'est bien de cette arme incongrue que joue (avec brio, qui plus est) le meurtrier de Ultime SMS à Rome, le roman de Fabrice Romano.

L'action se déroule à Rome, comme vous l'avez deviné, ville que l'auteur connait bien, semble-t-il, et qu'il nous dépeint avec juste ce qu'il faut de détails pour que nous y prenions nos marques et que nous suivions avec plaisir les déambulations urbaines de ses protagonistes.

Parmi ceux-ci, il y a l'héroïne, Laura, belle italienne qui fait chavirer tous les cœurs, et qui travaille pour un des principaux quotidiens romains : Il Tiempo. Un jour qu'elle attend un ami très proche dans une pizzeria, elle apprend que celui-ci a eu un très grave accident alors qu'il téléphonait en conduisant (à moins que ce ne soit l'inverse). Très vite, l'enquête du commissaire Alfieri laisse apparaître des éléments troublants qui l'amènent à supposer que la cause de la mort est peut-être moins simple qu'elle n'en a l'air. D'autant que la victime avait connaissance de pratiques financières douteuses dans le cercle des cliniques romaines...

Il est important de signaler que Fabrice Romano a parfaitement su tricoter les fils de son intrigue et brouiller les pistes très intelligemment. Avec une belle maîtrise, il parvient à déjouer presque tous les pièges du genre, notamment cet usage, dont abusent certains auteurs, du "heureux hasard" ou de la "divine coïncidence" qui fait que les héros se situent toujours au bon endroit au bon moment ou que l'indispensable indice qui leur manquait finit miraculeusement par leur tomber entre les mains, les veinards. Pas de ça ici, bien au contraire, et ce qui séduit le plus dans Ultime SMS à Rome, c'est justement la manière dont l'auteur a maîtrisé son sujet, avec rigueur et logique, pour construire une histoire qui, aussi étonnante soit-elle, apparaît finalement parfaitement plausible.

L'unique point quelque peu déconcertant de ce livre, c'est l'univers ultra chic dans lequel il évolue. Amateurs de hard boiled, de nippes fripées, de gueules de bois, de sueur et d'argot, de ruelles étroites sentant l'urine et l'eau de lessive, passez immédiatement votre chemin car vous ne trouverez rien de tout cela dans ce roman ! Non, là les décors sont somptueux, les rues sont historiques, les héros sentent bon le parfum haut de gamme, leurs costumes sont bien taillés, ils portent des Ray Ban, mangent dans des restaurants branchés, roulent en décapotables, possèdent des galeries d'art. Ils parlent bien et ont de bonnes manières (parce qu'ils le valent bien). Même les policiers brillent par leur élégance et leur langage châtié et poli, c'est pour dire ! Bref, tout le monde est jeune, beau sympa et dynamisme – sauf le méchant, bien entendu, mais bon, c'est le méchant – à tel point qu'on a l'impression de se retrouver parfois dans une publicité pour Nespresso ou pour Hugo Boss... Déconcertante donc, cette ambiance de papier glacé à la Paris Match, mais pas si dérangeante que cela si on accepte de ne pas s'en agacer et à considérer plus positivement que cela confère même une certaine originalité à ce premier roman plutôt pas mal réussi par ailleurs.

K-Libre, Juin 2011
LE MONDE EST UN BOUSILLAGE

José Noce, Krakoen, 2010


Partant du principe qu'un polar qui cite Nietzsche dès les premières pages ne peut pas être fondamentalement mauvais, c'est avec une belle confiance que je me suis lancé dans la lecture de Le Monde est un bousillage, de José Noce. Et cette confiance, disons-le clairement, n'a pas été déçue.

Le principal point fort de ce livre, c'est son intrigue, qui sait trouver sa juste distance avec les thèmes habituels du roman noir. On y retrouve en effet des ingrédients assez classiques (la société secrète, le tueur à gage, le héros désabusé, buveur bourré et baiseur bourru – ou l'inverse...) mais redistribués de manière assez originale. Difficile d'ailleurs de proposer un résumé qui n'aille pas trop loin dans le dévoilement du récit. Disons, pour faire simple, que c'est l'histoire de Ludo, un professeur de français que l'on découvre, au début du livre, enfermé dans une mystérieuse clinique perdue au beau milieu d'une île que l'on imagine grecque, quasiment amnésique et avec une oreille en moins. Peu à peu, grâce aux soins attentifs qui lui sont prodigués (à grand renfort d'infirmières pulpeuses et de bouteilles millésimées), il retisse la toile de son passé et le récit alterne, de chapitre en chapitre, des extraits du journal qu'il s'efforce de tenir tout au long de sa convalescence et la narration des différents meurtres qu'il a été amené à commettre autrefois.

Car le brave Ludo est un tueur, et pas n'importe quel tueur : un globe-trotter du crime... Mais chut : impossible d'en dire plus sans en dire trop, car toute l'architecture du roman repose sur ce principe d'amnésie, qui s'estompe peu à peu et qui amène le lecteur à reconstituer le puzzle de l'histoire au fur et à mesure qu'il se réassemble dans la cervelle de Ludo. Ce qui n'est pas toujours simple, d'ailleurs, surtout au fil des deux premiers chapitres qui désarçonnent quelque peu par leur obscurité, et qui nous font nous demander un moment si la confusion qu'on y trouve est bien celle de l'histoire et pas celle de l'auteur... Fort heureusement, cette impression dure peu, et au bout d'une vingtaine de pages le lecteur est fermement calé dans le roman, prêt à en suivre les rebondissements jusqu'à la fin.

L'écriture de José Noce est à la fois riche et fluide. Ses phrases sont courtes et précises. A l'occasion, sa prose flirte même agréablement avec la poésie, notamment quand Ludo, encore très perturbé intellectuellement, redécouvre, en rassemblant ses bribes de souvenirs dans ses carnets, le sens des mots et les joies de l'écriture

Enfin, les références à Nietzsche, Julien Gracq, Alexandre Vialatte, René Char, Octavio Paz, Primo Levi, etc., qui parsèment l'ouvrage, viennent intelligemment rehausser la dimension littéraire de ce polar joliment troussé.

Le roman se clôt sur une subtile mise en abyme que je ne vous dévoilerai pas ici, mais qui est d'autant plus agréable que rien ne la laissait présager.

K-Libre, Mai 2011
MOULIN A VENT

Sylvie Callet, Presses du midi, 2010


Quel bavard ce Jo ! Et quel cabot... Quoi ? Vous ne savez pas qui est Jo ? Ce n'est pas de sa faute en tout cas, car dans le genre "moi-je" et "m'as-tu-vu", il doit faire partie des premiers de la classe !

Jo, c'est le héros de Moulin à vent, roman sous-titré "polar" et signé Sylvie Callet.

Polar, moi je veux bien, même si je trouve le qualificatif bien exagéré compte tenu de la légèreté de l'intrigue : un acteur au chômage (pléonasme ?) et détective à ses heures perdues (c'est-à-dire à plein temps) reçoit un beau jour un coup de fil de sa belle-sœur qui lui annonce que son frère – triste beauf vaguement facho avec lequel il est fâché depuis plusieurs années – se trouve dans le coma suite à une agression. À ces mots (et aussi au souvenir des courbes généreuses de sa belle-sœur), Jo retrouve le sens de la sensibilité fraternelle, saute dans la R5 déglinguée dont il vient d'hériter et fonce illico vers le Beaujolais où son frangin exploite, avec sa Barbie de femme, une vaste exploitation viticole.

L'intrigue, hélas, ne tient guère la distance. Elle ne démarre réellement que vers la page 70 (c'est-à-dire à la moitié du livre), et s'éteint doucement une cinquantaine de pages plus loin... C'est peu, très peu, je vous l'accorde volontiers !

Pourquoi parler de ce livre, alors, vous entends-je grogner d'ici ? Pourquoi ? Parce qu'au-delà de ce gros vide en terme d'intrigue, Moulin à vent se lit avec un réel plaisir. Jo, le héros, queutard malhabile, arsouille à ses heures et tchatcheur maladif, ne manque pas de charmes et on se laisse rapidement aller à suivre ses réflexions désabusées, ponctuées de saillies non dénuées d'humour. À tel point que c'est presque sans s'en rendre compte qu'on constate soudain qu'on a déjà dévoré la moitié du bouquin, et qu'il ne s'est toujours rien passé de notable. Et, mine de rien, c'est déjà une forme de petit exploit que de blouser ainsi le lecteur.

Si j'ai souhaité parler de ce livre, ici, c'est donc moins pour parler du "polar" (que je cherche toujours) que pour louer le style de Sylvie Callet, qui maîtrise à merveille l'art compliqué de manier le calembour avec subtilité (là on est dans l'oxymore, non ?), ou, pour reprendre ses termes, l'art du "jeu de mots laids. Vous savez, ceux qui font les gens bêtes".

Et quand on voit avec quelle aisance l'auteure manie la langue, plante son décor et ses personnages, on en revient quand même finalement à regretter qu'elle n'ait pas pris plus de temps pour bricoler une intrigue digne de ce nom, car elle a sans aucun doute les capacités de signer un vrai grand polar... Rendez-vous est pris pour le prochain opus...

K-Libre, Avril 2011
TRAQUE SUR LE WEB

Didier Fossey, Les 2 encres, 2010



Paris, début des années 2000 - les protagonistes parlent toujours en francs, les ringards ! Un serial killer piste ses proies sur Internet. Toute l'équipe de Boris Le Guenn, commandant de police à la brigade criminelle, est sur les dents...

Disons-le clairement, dès le début de cette recension : Tr@que sur le Web, premier thriller de Didier Fossey ne révolutionne pas le genre. Flotte dans l'air un arrière-goût de déjà-vu. Les méchants sont très méchants, les gentils très gentils, la belle héroïne pour finir, comme on s'en doute dès le début, tombe entre les griffes du vilain tueur, mais en est tiré in extremis, bien sûr, par notre brave Boris. Youpi. Je ne trahis pas là un grand secret, tant c'est couru d'avance.

Voilà une chronique qui démarre mal, me direz-vous. Rassurez-vous pourtant, car malgré ce côté très classique, Tr@que sur le Web est un roman qui se lit avec grand plaisir. En effet, si dans son ensemble ce roman ne brille pas par son originalité, l'auteur a toutefois su tricoter un déroulé d'intrigue assez cohérent, riche en rebondissements et s'amuse avec une vraie intelligence à dérouter sans cesse le lecteur. Les scènes, bien découpées, s'enchainent avec fluidité. Les personnages principaux ne manquent pas d'épaisseur et occupent bien leur place et, plus les pages se tournent, plus on se laisse prendre au jeu de ce thriller qui nous tient en haleine sans aucun problème jusqu'à la dernière page. Ce qui est plutôt la moindre des choses de la part d'un ouvrage prétendant s'imposer dans cette catégorie !

Le style de Didier Fossey est relativement impersonnel et on imagine sans peine que ses références sont plus télévisuelles ou cinématographiques que livresques. On a d'ailleurs plus l'impression, en lisant Tr@que sur le Web, de feuilleter un scénario de film ou de téléfilm qu'un roman à proprement parler tant les dialogues sont omniprésents. Les rares lignes de descriptions, pour leur part, quand elles adviennent, sont sèches, techniques et ont plus des allures de procès-verbal que de digressions littéraires. L'auteur est un policier et il écrit comme un policier, cela se sent à chaque page. Mais là encore, ce qui aurait pu constituer un handicap ou une faiblesse finit par satisfaire le lecteur qui, au fil des planques, des relèves et des procédures, a presque l'impression de suivre en direct et en temps réel une véritable enquête de police. Un petit côté "vie ma vie", très dans l'air du temps...

Au final, Didier Fossey nous livre donc un thriller de bonne tenue, bien emmené et sans temps morts. Tout cela est plutôt prometteur. Si, pour son prochain roman, il s'autorise à prendre un peu plus de temps pour poser le décor, donner un peu plus de vie, de couleurs, d'odeurs, de bruits aux rues de Paris et un peu plus de corps aux personnages secondaires, il aura toutes les cartes en main pour nous proposer une très belle suite aux aventures de Boris Le Guenn.


K-Libre, Mars 2011
RETOUR SIMPLE

Stéphane Prat, Asphodèle, 2010


Comme je suis d'un naturel taquin et que j'aime bien faire l'inverse de ce que je dis, je vais tout naturellement inaugurer cette chronique consacrée aux livres publiés à compte d'auteur ou autoédités en vous parlant d'un roman de Stéphane Prat, Retour simple, publié... à compte d'éditeur.

Pourquoi ? Parce qu'il y a quelques années de cela ce même auteur a publié, en autoédition, un polar absolument loufoque, baroque et foisonnant intitulé Le Fruit défendu. Le bouquin m'avait tellement plu que j'avais alors songé à concocter un site Internet entièrement dédié aux pépites injustement boudées du monde de l'édition à compte d'auteur. Le projet, faute de temps, n'avait pas abouti, mais j'en avais toujours gardé le concept dans un petit coin de mon petit crâne et lorsque Julien Védrenne me proposa, fin 2010, de participer à k-libre, je m'empressai de dépoussiérer ma lubie pour qu'elle devienne enfin réalité.

C'est alors que je rédigeais l'introduction de ma première chronique que Retour simple déboula, sans prévenir, dans ma boîte aux lettres. Hasard heureux s'il en est, car ce roman est en réalité une version réécrite de ce fameux Fruit défendu qui m'avait fait une si forte impression. Et quand je dis "version réécrite", je pèse mes mots tant les deux versions diffèrent notablement. Agréable sentiment de boucler une boucle, en quelque sorte.

L'action de Retour simple se situe à Saint-Malo, à Noël. Alors que les rues sont le théâtre d'un piteux carnaval où défilent, au milieu d'autres Ostrogoths du même acabit, une panthère rose, un évêque alcoolique et un père Noël philosophe, ces mêmes protagonistes se retrouvent quelques heures plus tard rassemblés autour du cadavre d'une femme découverte morte dans la cuisine de sa confiserie : "Le Fruit défendu". Et le carnaval recommence, mais c'est celui de la vie cette fois, avec ses grandeurs et ses bassesses.

Ce qui impressionne, en premier lieu, dans Retour simple, c'est la qualité de la langue de Stéphane Prat, à la fois très lisible et en même temps extrêmement littéraire et travaillée. La manière dont il pose la psychologie de ses personnages, par exemple, nous oblige à faire référence à Simenon, tout comme cette capacité, qu'il partage avec le père de Maigret, de donner aux lieux du drame une dimension quasi humaine : car Saint-Malo, dans ce roman, n'est pas qu'un simple décor, c'est un personnage parmi les autres.

La philosophie occupe aussi une grande place dans Retour simple. Sous forme de clin d'œil, déjà, avec les noms des différents protagonistes : Alain, Baudrillard, Althusser... Jusqu'au chien qui répond au charmant patronyme de Maître Eckhart. Mais dans le fond de l'histoire, également, car en grand amateur de Clément Rosset, Stéphane Prat tisse, en arrière-plan de l'intrigue, une réflexion profonde sur l'identité, sur le double et sur cette fâcheuse tendance qu'a le réel à ne jamais être là où on l'attend. L'intrigue policière et la quête philosophique de sens s'entremêlent avec tellement de subtilité qu'un des héros en arrive même, malicieusement, à décréter qu'un "enquêteur ne devrait jamais se déplacer sans son philosophe".

Voilà donc un polar sortant des sentiers battus, à la fois guide touristique, traité philosophique, précis de psychologie, étude sociologique... Et le tout en à peine plus de cent pages ! Disons le clairement : on frôle l'exploit.


K-Libre, Février 2011
CONQUETE DU DESASTRE
FP Meny, éditions Sulliver, 2008.

Difficile de parler objectivement des écrits de Frédéric Pontonnier Meny, plus connu sous le diminutif de FP Meny, et ceci pour deux raisons. La première découle de son statut « d’écrivain vagabond » – comme il se définit lui-même –, qui fait qu’il est mal aisé de dire du mal d’un type qui a choisi et revendiqué la voie de la marginalité (et dont l’écriture est entièrement frappée au sceau de ce choix) sans passer pour un de ces cons qui n’ont que leur profond dédain à offrir aux SDF et autres exclus du système. La seconde raison est que FP Meny nous a quitté le 13 juin dernier, mort comme il avait vécu, dans une grange où il s’abritait de la pluie. Là encore, pas facile de taper sur un mort : plus simple dans ce contexte de crier au génie incompris que de se livrer à une véritable critique… Je vais néanmoins tenter de parler le plus sincèrement possible de cette Conquête du désastre que les sympathiques éditions Sulliver vient récemment de publier.
Posons le cadre d’emblée : si ce n’est pas parce qu’on est un SDF qu’on est forcément un imbécile, ce n’est pas non plus parce qu’on est un « vagabond » qu’on est forcément un génie. Le livre de Meny est à l’image de sa vie : chaotique, excessif, complexe. Le sublime et le superflu se côtoient souvent. Plus d’une fois, j’ai dû lutter contre l’envie de fermer le livre et d’en abandonner la lecture ; et à chaque fois le désir de poursuivre a été le plus fort. Pourquoi ? Parce que malgré ses imperfections, ses passages discutables, la Conquête du désastre est un livre qui nous attache, qui nous accroche, qui nous prend aux tripes par la profonde humanité dont il témoigne, par la touchante sincérité de son concepteur.
Et puis, comment ne pas tomber sous le charme d’un auteur qui, même s’il se perd parfois dans des délires poétiques discutables, est capable de nous lancer à la tête des phrases aussi sublimes que ce qui suit : « Pouvoir partir et ne plus avoir affaire à tout ça, matois, je disparaîtrai derrière les trois petits points de l’et cetera » (p.10) ; « Les poètes nous permettent de chevaucher l’orage, écoute le chant des enclumes » (p.36) ; « Pour moi, c’est quand même plus normal que des pauvres attaquent des riches que le contraire » (p.48) ; « Ils sont cons mais ils ont un grand passé – Ça donne envie » (p.83) ; « Le trait d’esprit est le retrait où l’on se dissimule le vertige, sous-entendu dans un laboratoire clandestin » (p.107) ; « La société a besoin de gens qui pleurent à l’enterrement de leur mère » (p.158). D’accord, il faut fouiller, se coltiner des paragraphes entiers qui tombent parfois à plat, mais lorsque l’on trébuche sur la pépite, alors là, c’est l’extase, et rien que pour cela, on ne peut que féliciter les éditions Sulliver pour avoir eu le courage de publier un tel ouvrage.
Non seulement le courage, mais aussi l’intelligence car le livre de FP Meny recèle une valeur symbolique qui dépasse de loin, à mon sens, tous les débats sur la qualité de son talent. Car, par la pureté de son cri, par la force de sa dénonciation des absurdités sociales, Meny est une sorte de résistant : un résistant contre l’abrutissement généralisé, contre l’avachissement béat des masses, contre l’anéantissement dans les sables mouvants de la standardisation et de la mondialisation. La Conquête du désastre fait brillamment écho, à ce niveau, à ce qu’écrivait déjà Edward Carpenter, en 1894, dans un article intitulé : « Plaidoyer pour les criminels » (dans La société Nouvelle) : « Littéralement, le criminel est accusé et, dans le sens moderne du mot, convaincu de faire tort à la Société. Mais est-il réellement nuisible à la Société, ce prévenu de triste mine, aux vêtements sordides, ce malingre qu’on amène à la barre entre deux gendarmes ? L’est-il davantage que le magistrat en perruque qui prononce sur son sort ? C’est la question. Il a enfreint la loi, c’est vrai, et la loi est, en un sens, l’expression consolidée de l’opinion publique. Mais si personne n’enfreignait la loi, l’opinion publique s’ankyloserait, la société périrait. »
Autrement dit, tant qu’il restera des FP Meny sur cette terre, nous pourrons encore espérer en un monde meilleur. Et c’est la raison pour laquelle son décès est un rude coup porté à cet espoir. Restent ses écrits qui, malgré leurs imperfections, demeurent, tels des bouées auxquelles nous pouvons continuer à nous accrocher.
Stéphane Beau
Le Grognard n°7, septembre 2008