HARO SUR LES FUMEURS
Danielle Charest, Ramsay, 2008.

Ah, le tabac ! Exemple typique d’une question qui n’en était pas vraiment une il y a encore moins de trente ans Et puis, d’un seul coup, la machine s’est emballée, à tel point qu’aujourd’hui, le seul fait d’allumer une cigarette, quel que soit le lieu et quel que soit le contexte, est considéré, au mieux comme un geste absurde, au pire comme un acte criminel. Comment en est-on arrivé là ? C’est ce que Danielle Charest tente de nous expliquer dans Haro sur les fumeurs, Jusqu’où ira la prohibition ?
J’avoue que ce livre m’a laissé perplexe (ce qui chez moi n’est pas forcément négatif car là où il y a de la perplexité il y a de la place pour le dialogue). Disons, pour résumer, que pour défendre son point de vue – de fumeuse – Danielle Charest s’appuie sur deux modes d’arguments très différents, dont l’un me semble fondamental alors que l’autre m’agace royalement. Commençons par le second, que l’on pourrait reformuler de la manière suivante : « Y a pire ailleurs ! »
Rien ne m’énerve plus, en effet, que cette attitude – très puérile au demeurant – qui consiste à essayer de démontrer que les actes que nous posons ne sont pas si graves que cela puisque d’autres en posent de bien plus répréhensibles que nous. Et Danielle Charest, dans son étude, donne à mon goût bien trop souvent dans ce panneau. Fumer donnerait le cancer ? Et alors ? L’amiante aussi donne le cancer !... Le tabagisme passif serait dangereux ? Et alors ? La pollution automobile et industrielle n’est-elle pas plus dangereuse ? La mortalité liée au tabac serait importante ? Et alors ? La mortalité liée à la consommation d’alcool, de médicaments ou à des pratiques alimentaires discutables n’est-elle pas au moins aussi inquiétante ?
Pourquoi pas. Le problème, c’est que ce type d’argumentaire – qui n’en est pas un au fond – ne prouve rien et autorise toutes les dérives, même les plus inacceptables. Des exemples ? Le port du voile est dégradant pour la femme ? Et alors ? Vous croyez que le sort des femmes dans certaines entreprises est plus enviable ? Tuer son voisin, frapper sa compagne sont des actes criminels ? Et alors ? Ce n’est rien comparé aux milliers de gens qui meurent tous les ans sur notre planète à cause de la folie et de l’incompétence de nos élites !... Et l’excision ? Ou est le problème ? Ça tue moins de monde que les accidents de la route !
Mais cessons de taper sur Danielle Charest, d’autant plus que son livre, au-delà des limites ci-dessus exposées, mérite grandement qu’on s’y attarde. Car peu importe au fond de savoir si le tabagisme représente un risque sanitaire plus ou moins conséquent que la pollution, le sida ou la grippe aviaire. Ce qui est surtout inquiétant dans cette « question du tabac » c’est la manière dont elle est symptomatique d’une évolution sociale particulièrement préoccupante.
Danielle Charest rappelle très justement que l’usage du tabac a toujours été associé à des catégorisations sociales et à des discours moraux qui sont loin d’être neutres. De tout temps, le fait de fumer la cigarette, la pipe ou le cigare n’a pas été l’apanage des mêmes groupes sociaux et, comme par hasard, ça a toujours été l’usage du tabac des plus pauvres (la cigarette, la chique, la prise) qui a été regardé du plus mauvais œil. En outre, le livre démontre également clairement que les discours utilisés pour dénigrer l’usage du tabac n’ont jamais réellement pu se détacher de jugements moraux totalement déplacés : « Il faut le dire et le redire, la guerre contre le tabac dépasse de loin son seul territoire, elle participe d’une vision globale de l’individu comme l’ennemi principal de la bonne marche du monde » (p.229). L’acte de fumer (des cigarettes) a été assimilé très tôt à un comportement « asocial », au même titre que celui de boire (du vin), de commettre des actes de délinquance, de se complaire dans la fainéantise, de manquer de respect à l’égard des patrons et autres vénérables puissants...
Le fumeur, quelque part, c’est le déviant, le rebelle, celui qui se contrefout des normes et des colifichets moraux. Et si Danielle Charest tire aujourd’hui, à très juste titre, la sonnette d’alarme, c’est pour nous inviter à prendre conscience que si les fumeurs sont à ce point traqués depuis quelques années ce n’est pas tant en raison d’une plus grande « prise de conscience » des méfaits du tabac, que parce que l’étau de la pression sociale se resserre de manière dramatique autour de chacun de nous. Il devient de plus en plus difficile de s’écarter du modèle d’homme ou de femme idéal : il faut être beau, bronzé, il faut consommer de manière standardisé, être un employé sain, flexible et dynamique et tant pis pour tous ceux qui n’entrent plus dans les cases. Tant pis pour ceux qui pensent « qu’il vaut mieux mourir heureux, la tête remplie d’images inutiles qu’épuisé à force de s’échiner à paraitre en forme » (p.179).
D’accord, l’occidental vit de plus en plus vieux, se donne l’illusion de faire plus de choses, d’être plus « libre », plus « moderne »... mais cette illusion se paye cher. Elle se payera même de plus en plus cher et pas seulement pour les fumeurs... d’où l’urgence de se redresser et de résister car au-delà du droit – anecdotique, finalement, de fumer – c’est tout bonnement le droit à être un individu libre et autonome qui est remis en cause aujourd’hui. Et cette remise en cause concerne au même titre, pour le coup, aussi bien les fumeurs que les non fumeurs.
Stéphane Beau
Le Grognard n°7, septembre 2008

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