LE CREPUSCULE D'UNE IDOLE. L'AFFABULATION FREUDIENNE
Michel Onfray, Grasset, 2010

Tous ceux qui s’intéressent un peu au parcours de Michel Onfray savent très bien que notre médiatique philosophe normand est à sec d’idées neuves depuis déjà une bonne dizaine d’années (en étant gentil), et que cela fait bien longtemps qu’il ne survit intellectuellement qu’en délayant à l’extrême son fond de commerce hédoniste. Seulement, comme c’est un peu léger, il a été obligé d’en rajouter toujours un peu plus dans la provocation, la haine et les flingages tous azimuts, histoire de continuer à intéresser le lecteur. Mais voilà, cette fuite en avant ne pouvait pas être éternelle. Son dernier livre, Le Crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne nous en apporte, hélas, une cruelle preuve. Car avec ce dernier volume sur Freud, force est d’admettre que l’on est plus proche, aussi bien au niveau du contenu qu’en termes de marketing, de Voici que des Presses Universitaires Françaises…
Le plus amusant d’ailleurs, puisqu’on parle marketing, c’est de voir à quel point la couverture de ce dernier opus constitue un véritable acte manqué (hommage involontaire à Freud ?). Qu’y lit-on, en effet, écrit en gras : Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole. Si on fait abstraction du petit sous-titre qui suit (l’affabulation freudienne) on a presque l’impression que l’idole crépusculaire dont il va être question dans ce pavé de plus de 600 pages n’est autre qu’Onfray lui-même. Et au final, c’est exactement le sentiment qu’on a en lisant son livre…
Que dire de ce bouquin ? Dans un premier temps, j’ai été tenté d’y recenser toutes les approximations, les contresens, les absurdités… Peine perdue : il faudrait s’arrêter quasiment à chaque page. On y trouve un Michel Onfray tellement brouillon, tellement hargneux et empressé d’écraser son adversaire qu’il en oublie toute intelligence et toute logique. Je vais me contenter ici de signaler quelques uns de ses plus affligeants dérapages, à titre d’exemples : la liste complète pourrait s’étendre sur des dizaines de pages…
Ainsi, pour commencer, ce reproche fait à Freud d’avoir voulu trafiquer sa biographie pour ne retenir que ce qui l’arrangeait. Franchement : que nous vend Onfray, depuis plus de vingt ans, lui qui nous dévoile, au fil de ses ouvrages, tous les épisodes de sa vie légendaire : Saint Michel à l’usine, Saint Michel et les prêtres pédophiles, Saint Michel découvre Nietzsche, Saint Michel frôle la mort, Saint Michel mange des fraises (il commence même à les sucrer…) Saint Michel et le cancer de Marie-Claude, Saint Michel au découvre le pôle Nord avec papa… Je sais bien qu’Onfray, très stratégiquement, nous explique que ces réalités biographiques sont indispensables à la compréhension de sa pensée. C’est possible. En attendant, il a aussi trouvé là un merveilleux moyen de fixer sa biographie, en la dégraissant de ce qu’elle peut avoir de moins noble, et en coupant l’herbe sous le pied d’autres biographes, éventuellement moins indulgents… Ce qui n’est pas grave en soi, et même plutôt humain, somme toute. Mais il faut alors éviter de reprocher aux autres d’en faire autant…
De la même manière, comment ne pas sourire quand on voit Onfray reprocher à Freud son manque d’humilité et sa volonté de devenir LE penseur de son temps… Comment dit-on, déjà ? L’hôpital qui se moque de la charité ? Tiens donc ! Je me rappelle du temps où Onfray, quand il posait les bases de sa propre statue, fustigeait sévèrement l’humilité, ce sentiment chrétien… Idem quand il reproche à Freud de se concevoir comme un « conquistador », un « aventurier », deux figures de brutes aux mains rougies de sang… Et le « Condottiere » auquel Onfray s’assimile dans La Sculpture de soi, c’était quoi ? Un doux bambin jouant avec son hochet ? Aurait-il changé d’avis sur ces questions ? C’est étonnant car Onfray ne supporte pas les penseurs qui renient leurs pensées : c’est d’ailleurs une des critiques qu’il fait à Freud…
On voit bien que, quand il s’agit de cogner sur Freud, tous les arguments sont bons, les plus judicieux, comme les plus absurdes. Il est ainsi quand même particulièrement comique de découvrir qu’Onfray reproche à Freud de s’être appuyé sur des explications corporelles parfois discutables (« l’urine de l’arroseur ontologique ou le pet du concertiste », page 91) et de trop s'appesantir sur ses propres dysfonctionnements organiques : problèmes intestinaux, maux de tête, troubles sexuels…. Alors que c’est quand même une marque de fabrique d’Onfray lui-même que de se complaire dans de tels déballages ! Relisez Onfray, vous verrez : du bout du gland au tréfonds du myocarde, en passant par ses ulcères, le doigt de son père ou les seins de sa dulcinée, on sait tout du corps d’Onfray et de ceux de ses proches !
On pourrait ainsi s’amuser à relever tous les passages ou Onfray est pris en flagrant délit de mauvaise foi : comment il reproche à Freud de conclure, à partir de bases douteuses, que Nietzsche est un inverti alors qu’Onfray lui-même, sur des bases aussi faibles peut décréter sans rire que Saint Paul était un impuissant ; comment il s’indigne que l’on ose invoquer Hitler pour disqualifier ceux qui critiquent Freud, alors que quand il s’agissait de disqualifier ce même Saint Paul, il trouvait parfaitement légitime de rappeler qu’Hitler le lisait avec indulgence…
Dans ce livre, qui relève plus de l’exécution que de la biographie ou de l’analyse historique, on comprend très vite que, de toute manière, quoi qu’ait fait, pensé, dit, imaginé, écrit ou rêvé Freud, rien ne pourra être sauvé, et que tout sera définitivement retenu contre lui. Tout, même les éléments les plus contradictoires. Deux exemples.
Onfray, tout au long de son livre, n’a pas de mots assez durs pour fustiger la volonté de Freud de taire nombre des aléas de sa vie réelle, lisant en cela la preuve que le père de la psychanalyse est un falsificateur qui ne nous donne pas les vraies clés de sa pensée. Mais quand Freud, justement, s’engage sur cette voie, parle de lui, de ses doutes, de ses troubles physiques ou psychiques, Onfray, au lieu d’approuver, jubile au contraire en disant que l’on tient bien là la preuve que Freud était non seulement un piètre scientifique, mais aussi un grand malade, peu digne d’intérêt et de sympathie… De la même manière, Onfray n’a aucune indulgence en ce qui concerne la sévérité de Freud à l’égard de son pauvre père. Seulement, quand, après la mort de ce dernier, Freud apparaît un peu plus positif, Onfray, s’emporte : quoi ! Comment peut-on être aussi magnanime à l’égard de ce patriarche sans envergure, vieux coureur de jupon qui a usé trois femmes qui a ruiné son entreprise… Faudrait savoir…
Une fois le livre achevé on se dit que, si Freud se sortira sans trop de mal de ce traquenard, l’avenir d’Onfray est beaucoup plus incertain. Ce livre va sans aucun doute marquer un tournant dans sa carrière, éventuellement dans sa vie. Car après un tel désastre intellectuel, dont le retentissement est loin d’être terminé, seules deux options vont s’ouvrir à lui : soit poursuivre sa course en avant vers le scoop, le scandale, la haine et le radotage, soit donner un véritable coup de frein et se remettre sérieusement et profondément en question. Dans le premier cas (hélas le plus probable), il continuera certes à publier régulièrement des brûlots et des pamphlets dont la valeur philosophique sera de plus en plus réduite. Il trouvera toujours des lecteurs, car il y a un public pour cela, mais il sera définitivement mort pour la philosophie. Dans le second cas, son prochain livre méritera d’être lu avec attention… Mais hélas, je ne me fais guère d’illusions…

Stéphane Beau

Webzine Non de non, mai 2010

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