HHHH
Laurent Binet, Grasset, 2010

Rarement je suis sorti d’un livre à ce point embarrassé. Rarement j’ai lu avec tant d’intérêt un roman tout en pestant d’agacement toutes les deux pages. Enfin, quand je dis « roman »... Je sais bien que les frontières du genre sont très élastiques, mais il ne faut peut-être pas trop s’amuser non plus à les distendre... Parce que là, pour moi, on est plus dans le récit ou dans la fantaisie historique que dans le roman à proprement parler. Mais après tout, pourquoi pas ? Car j’ai bien compris que l’auteur voulait jouer avec son lecteur, lui faire croire qu’il écrivait un roman tout en prétendant ne pas vouloir en écrire un, mais en en écrivant un quand même, mais sans avoir recours au romanesque, enfin si, sauf quand non... Seulement, il en fait beaucoup trop dans ce jeu de cache-cache, et ce qui était plaisant et original au début finit, une fois passé le cap de la première centaine de pages, par devenir lassant, voire franchement irritant. 440 pages pour décrire l’attentat auquel succombera, à Prague, en 1942, Reinhard Heydrich, qui était à la fois le bras droit d’Himmler et un des dignitaires nazis des plus redoutés, c’est quand même beaucoup. D’autant que les trois quarts de ces pages ne tournent souvent qu’autour de minauderies et de digressions qui auraient pu être littéraires si elles n’avaient pas été aussi répétitives.
Le comble est atteint lorsque l’auteur en arrive à nous dépeindre les ultimes minutes avant le début de l’attaque organisée par les deux parachutistes (un Tchèque et un Slovaque) chargés de liquider Heydrich. On se croirait alors en plein téléfilm sur une chaîne commerciale. Laurent Binet fait interminablement durer le suspense à grand renfort d’artifices qui font presque songer à du Pierre Bellemare ou à du Julien Courbet. Tout juste si on ne s’attend pas, à un moment, à entendre un jingle nous invitant à ne pas zapper pendant la « pub »…
Là encore, je sens bien que la désinvolture dont fait preuve l’auteur est voulue et soigneusement travaillée. Mais une nouvelle fois, pas trop n’en faut Autant un peu de recul et de second degré peuvent être utiles pour faire ressortir, par contraste, la gravité d’une situation, autant trop de légèreté finit par nuire au tragique de l’histoire (ou de l’Histoire). Et là, Laurent Binet nous noie sous ses petits commentaires laconiques : « c’est vrai on n’est pas chez les soviets, quand même ! » ; « c’est moche, mais c’est comme ça » ; où, lorsqu’il se demande dans quel état d’esprit sont les deux parachutistes (qui ont pu s’enfuir) au lendemain de l’attentat : « je me demande si l’un d’eux est parvenu à dormir Ça m’étonnerait beaucoup. Moi en tout cas je dors très mal en ce moment »…
Ces faiblesses sont d’autant plus préjudiciables que la qualité même du sujet et le réel travail de recherche qu’a fourni l’auteur font qu’il est presque impossible pour le lecteur de lâcher le bouquin en route. D’où ce sentiment de tiraillement notifié au début de cette recension. Paradoxalement, j’ai trouvé Les Bienveillantes de Littell (qui se fait égratigner au passage et qualifier de « Houellebecq chez les nazis ») mille fois moins malsaines que ce HHhH qui, sous ses airs faussement bonhommes, s’amuse avec un des pans les plus atroces de l’histoire humaine. Le roman de Littell était foisonnant, brutal bestial, insoutenable par moment, certes, mais il était on ne peut plus en phase avec le thème qu’il traitait. On pouvait lui faire plein de reproches, pointer du doigt ses incohérences historiques, s’interroger sur l’équilibre psychique du type qui avait été capable de produire un tel monument d’horreur, mais on se prenait le paquet en pleine gueule. Et notre conscience devait se dépatouiller avec. Là, pas de soucis de
Conscience : nous voyageons en compagnie d’un enseignant tranquille qui interrompt son récit toutes les dix lignes pour nous narrer ses doutes, ses amourettes, ses hésitations d’auteur. Il nous parle aussi, bien sûr, des millions de juifs assassinés par les nazis, mais il y a tellement de bavardages tout autour de cela qu’on a presque l’impression que ce n’est pour lui qu’un « détail » (pour reprendre une formule tristement célèbre) de son roman, un truc de plus à caser entre ses interrogations existentielles sur la couleur de la voiture de Heydrich ou sur la mystérieuse beauté des Praguoises.
N’en déplaise à Laurent Binet, s’il faut choisir, alors mon choix est fait : je préfère encore lire « Houellebecq chez les nazis » que l’histoire du nazisme racontée par Francis Perrin...

Stéphane Beau
Le Magazine des livres n°24, mai 2010

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