UTOPIES AMERICAINES, EXPERIENCES LIBERTAIRES DU XIXe SIECLE A NOS JOURS
Ronald Creagh, Agone, 2009
Voilà un livre qui présente au moins deux grandes qualités. La première : rappeler à tous les anti-américanistes primaires (pléonasme ?) que les Américains ne sont pas tous de grosses brutes, gorgées de Coca-Cola, qui passent leur temps à tripoter leur flingue en regardant des débilités à la télévision ; la seconde : nous expliquer que l’utopie, finalement, ce n’est pas si… utopique que cela, et qu’en retroussant un peu nos manches nous avons les moyens, sinon de changer fondamentalement le système, du moins de lui opposer des alternatives concrètes et respectables.
Dans Utopies américaines, Ronald Creagh passe en revue toutes les principales tentatives de vie communautaires libertaires qui ont été expérimentées aux États-Unis de 1816 à nos jours. Premier constat : elles ont été nombreuses et même si, dans la plupart des cas, leur existence a été brève, certaines ont survécu plusieurs décennies durant – voire existent encore. Second constat : elles n’ont pas été le fait de quelques farfelus en rupture de ban avec la société mais, dès les origines, elles s’appuient sur des convictions clairement exposées par des idéologues, des penseurs autochtones et autres militants qui n’ont aucunement à rougir face à leurs confrères Européens. Certains de ces penseurs sont assez connus en France : c’est le cas de Thoreau par exemple ou d’Emma Goldman. D’autres, tout aussi importants, le sont moins : Amos Bronson Alcott par exemple, Benjamin Tucker, Josiah Warren, ou d’autres grandes femmes telles que Voltairine de Cleyre ou Margaret Fuller…
Car, ce que nous oublions trop souvent, c’est que les États-Unis n’ont pas attendu l’actuelle « Obama-mania » pour placer la question sociale au centre de leurs préoccupations sociales et politiques. La question des droits individuels, de la place de l’État, des libertés fondamentales en matière de croyance, de déplacements, de choix professionnel etc., tout cela a été débattu là bas avec une énergie et un dynamisme qui n’a même pas toujours eu son équivalent dans des pays tels que la France ou l’Angleterre. Rappelons-nous, par exemple, qu’au début du XXe siècle, le syndicaliste et socialiste Eugène Debs, alors incarcéré pour ses idées, faisait aux élections présidentielles des scores dont n’osent même pas rêver nos actuels représentants de l’aile gauche de la gauche ! Hélas, l’histoire est joueuse et ce qui reste aujourd’hui de plus visible de cette féconde période de combats pour les libertés individuelles, c’est… le libéralisme, avec tout ce qu’il a de plus mortifère. Ce qui ne nous interdit pas de nous rappeler que le libéralisme, avant de devenir un principe d’aliénation était supposé être un principe d’émancipation…
Mais malgré tout, il convient de rester réaliste : si toutes ces expériences d’utopies mises en actes sont éminemment sympathiques, si certaines d’entre elles ont démontré qu’elles étaient parfaitement viables et durables, ce qui ressort quand même de tout cela, en négatif, c’est que ces expériences ont toujours été minoritaires et qu’elles ont toujours dû se battre durement pour survivre dans le magma humain environnant. Ce qui éclate désespérément, à la lecture de Ronald Creagh, c’est qu’il n’y a rien de moins naturel, finalement, que la vie naturelle !
C’est ainsi que la plupart des communautés présentées dans le livre de Ronald Creagh ont fini par fermer leurs portes. Certaines en raison des pressions exercées par le monde extérieur (expropriation, conditions climatiques difficiles…) mais beaucoup, aussi, ce qui est plus embêtant, en raison de problèmes internes : mésententes, conflits d’intérêts, irrespect des règles tacites ou formelles… Car l’Homme, on a beau dire, reste quand même un drôle d’animal, aussi doué pour la construction que pour la destruction !
Le problème, c’est peut-être que l’utopie, que l’auteur définit très judicieusement comme étant « une ouverture à des alternatives inattendues », est avant tout, comme il le précise également quelques lignes plus loin, une affaire d’« audace ». Et l’audace, c’est bien joli quand il s’agit de s’en servir pour spolier les biens d’autrui ou s’enrichir au-delà de toute mesure, mais quand cette audace doit déboucher sur l’altruisme, le partage, l’effort gratuit, c’est une autre histoire…
Sans compter que le modernisme et le confort, auxquels nous nous sommes habitués, constituent des freins de plus en plus importants aux velléités de retour à une vie plus saine, plus naturelle, débarrassée du superflu… Déjà en 1800, quand les utopistes invitaient leurs concitoyens à venir les rejoindre dans leurs communautés, à renouer avec le travail manuel et à vivre frugalement, ils ne convainquaient que peu d’adeptes, alors que le mode de vie qu’ils préconisaient ne différait finalement que très peu de celui de ceux qu’ils interpellaient. Mais aujourd’hui ? Comme le note très bien l’auteur, « l’occidental moderne ne supporte guère de vivre avec une dent cariée ou de perdre, faute de soins, un être chéri ».
L’utopie n’est pas un vain combat. C’est sans doute même un combat essentiel. Aujourd’hui comme hier. Mais ce n’est pas, et ce ne sera jamais, hélas, le combat de tous les hommes. Le modèle communautaire, tel que présenté dans ce volume des Utopies américaines, avec ses forces et ses faiblesses, ne sera jamais un modèle global, un projet de vie généralisable à tous les hommes. Par contre, ces expériences, heureusement peut-être pour l’humanité, se renouvelleront toujours et se développeront sans fin.
Il existera toujours des individus qui refuseront de se plier aux règles sociales et économiques, aux morales mensongères et utilitaristes, des hommes et des femmes qui refuseront d’être des loups parmi les loups et qui continueront, par l’exemple concret de leur vie « en dehors », de renvoyer à la face du monde l’image de la folie des hommes… ces hommes et ces femmes seront traités de tous les noms : anarchistes, rebelles, déviants, criminels, dégénérés… peu importe… car ils savent bien, ces « porteurs de torches » (pour reprendre le titre d’un très beau roman de Bernard Lazare) que, même s’ils sont l’objet de mille critiques, ce sont eux qui, au final, permettront à la « lumière » de ne pas s’éteindre définitivement au sein de l’humanité !
Stéphane Beau
Blod du Magazine des livres, juillet 2010
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