GALAFIEU
Henry Fèvre, éditions Ressouvenances, 2009

On me reproche parfois d’accorder trop d’importance aux rééditions et aux « exhumations » de vieux textes épuisés et d’auteurs oubliés. N’y a-t-il pas assez de nouveaux livres qui paraissent tous les ans ? m’explique-t-on, écrits par des auteurs contemporains et bien vivants ? Pourquoi perdre ainsi son temps à farfouiller dans les bacs les plus poussiéreux des bouquinistes, à rechercher des volumes dont plus personne ne se souvient ? Le plus amusant, c’est que ceux qui me tiennent ces propos, m’avouent généralement, en parallèle, et sans aucune impression de contradiction, que leur auteur de chevet s’appelle Nietzsche, Zola ou Proust, bref, des p’tits jeunes qui viennent juste de publier leur premier roman…
Ce type de discours perplexe à l’égard des rééditions n’est pas méchant, certes, mais il est beaucoup moins anodin qu’il n’y paraît. Car il témoigne très clairement de la manière dont les logiques de consommation et de mode viennent parasiter le champ littéraire. A partir de quand un livre n’est-il plus digne d’être lu ? Doit-on apposer au dos de chaque publication, entre le code-barres et l’ISBN, une date de péremption, comme sur les produits surgelés ou sur les yaourts : « à lire avant le… » ?
Et depuis quand l’idée de « nouveauté » a-t-elle quelque chose à voir avec celle d’« actualité » ? Pourquoi l’histoire littéraire devrait-elle se résumer à quelques grands classiques, accrédités comme tels par l’usage, aux dépens de tous les autres oubliés de la plume ? Combien de livres « neufs » paraissent chaque année qui ne nous apprennent rien de nouveau sur la nature humaine ni sur le monde qui nous entoure ? Et combien de vieux bouquins dédaignés dont nous n’avons même pas fini d’exploiter les richesses ?
La réédition de Galafieu par les éditions Ressouvenances, spécialisées dans la réimpression de fac-similés d’époque, vient illustrer de manière idéale les propos tenus ci-dessus. Qui se souvient en effet, aujourd’hui, de Henry Fèvre (1864-1937), rejeton méconnu du naturalisme et de l’anarchisme, fils spirituel de Lucien Descaves et de Georges Darien ? Qui se souvient de ses livres ? Quasiment personne. Pourquoi lui redonner la parole, alors ? Pourquoi ? Mais parce que comme l’explique très bien Caroline Granier[1] dans sa préface le personnage de Galafieu représente encore aujourd’hui « l’archétype du révolté », archétype que l’on peut sans difficulté transposer au 21ème siècle : « A notre époque, Galafieu serait probablement un déserteur du travail, objecteur de croissance, refusant tout revenu minimum d’insertion et fraudant dans les transports en commun… jusqu’à ce qu’une armée de C.R.S. vienne le débusquer et que les juges l’accusent d’un quelconque attentat à l’ordre public ».
Qui est Galafieu, le héros du roman ? Un jeune homme normal, qui, une fois la porte du lycée claquée et sa période de volontariat terminée se retrouve avec son destin en main. L’avenir qui semblait devoir lui être favorable s’assombrit soudain : le petit capital sur les rentes duquel il comptait bien se reposer a été englouti dans la faillite de son frère. Le voilà obligé de trouver dans le monde une place qui lui permette de survivre.
Cette place, Adrien Galafieu ne la trouvera pas. Il n’est pas plus bête qu’un autre pourtant, pas particulièrement méchant ni malhonnête, mais l’adaptation avec la société ne se fait pas. Très vite, il comprend que « pour être heureux, il faut trop d’effort ou trop d’adresse » car « on n’est pas heureux comme ça, naturellement ». Il devine avec beaucoup de lucidité le complexe fonctionnement des rouages de la réalité sociale, mais il est incapable « de se mettre au ton des autres, cynique avec les cyniques, voleur chez les voleurs, guetter les affaires et faire sa pelote sans scrupule, bandit s’il le fallait, sauvage si on voulait, cannibale au besoin… Et n’est-ce pas toujours ça en somme, sous une forme ou sous une autre, rixe de brutes ou partie d’échecs de malins, au coin d’un bois ou d’une Bourse, l’homicide, l’imbécile lutte des hommes pour vivre ? »
Cette lutte pour la vie, Galafieu ne parvient pas à la mener à bien. De déconvenue en déconvenue, d’échec en échec il dégringole inexorablement toutes les marches de l’échelle sociale. Privé de tout, sans espoirs, vêtu de guenilles, il finit par craquer et, dans un accès de rage destructrice, à planter son couteau dans la gorge d’un passant en hurlant : « Vive l’anarchie ! »
Certains critiques n’ont vu, dans les déboires de Galafieu, que les aléas de la vie d’un « raté ». C’est une grave erreur : Galafieu n’est pas un raté, bien au contraire : c’est un héros tragique, une pauvre victime d’un système qui, sous couvert de légalisme de morale et de raison, sait parfaitement se débarrasser de ceux qui rechignent quelque peu à rentrer dans les rangs. Il n’y a guère d’alternative : soit on joue le jeu, soit on quitte le jeu. Galafieu n’a pas pu (ou su ou voulu, peu importe en fait) jouer le jeu : il doit disparaître. Quasi lynché par la foule en colère, à la fin du livre, le lecteur ne se fait aucune illusion : s’il se remet des coups reçus il finira guillotiné ou emprisonné à perpétuité. Le monde n’entendra plus parler de lui comme l’écrit très bien Henry Fèvre dans les ultimes et inaltérables lignes du roman : « L’homme sombré, la chose s’efface. A peine un léger remous sur la surface sociale. C’est comme si rien ne s’était passé. »
Stéphane Beau
Site du Magazine des livres, mars 2010


[1] Qui a également publié chez le même éditeur, en 2008, Les Briseurs de formules – Les écrivains anarchistes en France à la fin du 19ème siècle.

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