LA DELICATE ESSENCE DU SOCIALISME
Philippe Chanial, Le Bord de l’eau, 2009
Qui de la poule ou de l’œuf a ouvert le bal ? Qu’est-ce que le Beau, le Bien, le Vrai ? L’homme est-il naturellement bon ? Fichues questions auxquelles il convient d’en ajouter une nouvelle, à l’initiative de Philippe Chanial : quelle est La Délicate essence du socialisme ?
Ah ! le socialisme : tout le monde en parle, nombreux sont (encore) ceux qui s’en revendiquent, mais rares sont ceux qui s’accordent sur la teneur précise de sa définition. C’est pour dire à quel point le principe même du projet de Philipe Chanial est, dans ce contexte, une entreprise aussi essentielle que kamikaze !
L’idée de base du livre est de reprendre la question socialiste à partir de deux options qui, selon l’auteur, ont été trop hâtivement mises de côté : la dimension morale du socialisme (par opposition à sa dimension économique essentiellement mise en avant dans la logique matérialiste marxiste ; et la dimension « individualiste » du socialisme qui a été étouffée par les expériences collectivistes qui ont donné les résultats que l’on sait.
En brillant spécialiste des pionniers du socialisme français (Eugène Fournière, Benoit Malon, Gustave Rouanet), Philippe Chanial s’applique à redessiner pour nous ce que l’idéal socialiste aurait pu être (et pourrait peut-être encore être) s’il ne s’était pas perdu en chemin.
Sur quoi repose cet idéal ? Premièrement, comme nous l’avons dit plus haut, sur un pari moral qui veut que « c’est d’abord par le sentiment que l’homme vit, qu’il est sociable, qu’il s’attache au monde et se lie aux autres hommes. C’est d’abord l’affection, et non le calcul qui nous attire vers autrui » (p.46). Deuxièmement, sur l’idée, partagée par Jaurès et par nombre des premiers opposants au marxisme, que le but final du socialisme, ce n’est pas tant de donner naissance à une nouvelle société que de permettre à chaque individu de vivre dignement dans la sienne (en créant une « république des individus » s’appuyant sur un « libéralisme d’extrême-gauche »). Enfin, troisièmement, que la clef de voûte de cette libération des individus se nomme l’« associationnisme », défini comme « politique de la société civile qui vise non seulement à défendre l’autonomie de la société civile face aux menaces que font peser sur son intégrité l’État et le marché, mais aussi à démocratiser ces trois pôles, d’une part en favorisant, au sein de la société civile, le renforcement des engagements et des solidarités volontaires et en brisant les cadres hiérarchiques traditionnels de subordination, d’autre part en constituant cette société civile comme le vecteur d’une démocratisation des institutions politiques et une domestication de la rationalité marchande » (p.114).
Bon : l’indécrottable pessimiste que je suis a un peu de mal, je l’avoue, avec le positivisme latent qui soutient tout cet édifice. Certes, l’homme est aussi, parfois, un être bon, généreux, altruiste, dévoué, honnête, sincère… et j’ai sans doute trop souvent tendance à l’oublier et à ne voir en lui que le loup qui sommeille. N’empêche que lorsque ces braves pionniers du socialisme moral commencent à poser les premières pierres de leur cité idéale, les hommes, qu’ils reconnaissaient pourtant être complexes et ambigus, se muent comme par magie en de dociles agents altruistes, fraternels et désintéressés qui ne feraient aucun mal à une mouche, même de droite… Tout ceci manque de sang, de chair, de sueur, bref, « d’humains », des vrais, pas des agents « économiques », « politiques » ou « moraux », mais des individus réels, appréhendés dans toutes leurs dimensions, notamment psychologiques. Je suis d’ailleurs toujours épaté de constater que Nietzsche est systématiquement le grand absent de ce type d’études qui ne sont pourtant jamais avares en matière de références… ce qui n’est pas anodin. De la même manière, je trouve toujours curieux de constater la minceur des références aux théoriciens de l’anarchie qui, s’ils diffèrent notablement des socialistes sur le thème de l’« autorité », ont souvent été plus proches de ce socialiste originel que défend Philippe Chanial, que nombre de socialistes officiellement étiquetés comme tels ! Il y a toujours des barrières que la logique universitaire a du mal à franchir, c’est ainsi…
Ceci dit, et une fois ajoutés ces bémols à la clé de la partition (bémols classiques d’ailleurs dans ce type d’ouvrage, je le répète), l’édifice que nous expose Philippe Chanial ne manque pas de tenue, notamment le très instructif rappel historique sur les origines de l’idée collectiviste et sur le fait que cette idée était au départ totalement détachée d’un quelconque idéal de collectivisme étatique.
Le brillant et original balayage historique effectué par l’auteur est également très intéressant par la manière qu’il a de nous rappeler que les liens entre socialisme, libéralisme, individualisme et collectivisme sont beaucoup plus complexes, mais aussi beaucoup plus riches que les visions caricaturales qui priment de nos jours et que brassent sans aucune vergogne la grande majorité des journalistes et des intervenants politiques. Cette remise à plat « qui rebat utilement les cartes et déplace les lignes Maginot d’une historiographie bien sclérosée » (p.199) est loin de répondre à toutes nos interrogations sur une éventuelle application actuelle et concrète de ce socialisme « historique », mais elle constitue qu’on le veuille ou non un préalable incontournable et salutaire à toute réflexion digne de ce nom et c’est ce qui fait toute la valeur du livre de Philippe Chanial.
Et puis, si La Délicate essence du socialisme ne nous apporte au final pas vraiment de propositions concrètes, elle nous trace au moins une route, une voie digne et belle, voie sur laquelle les socialistes actuels n’ont pas remis les pieds depuis bien longtemps et que Jaurès, en 1893, décrivait déjà en des termes qui laissent songeurs : « Il faut que le socialisme soit supérieur à la société d’aujourd’hui, non seulement par la supériorité du but qu’il se propose, mais par la supériorité des moyens qu’il emploie contre la société elle-même. Il faut que ce soit à force de vertu – au sens social et libre du mot – à force de respect du travail, de fidélité à la parole, de solidarité agissante, héroïque, de culture de la pensée et de la volonté, que nous fassions la preuve qu’étant déjà au-dessus de la société d’aujourd’hui par les moyens selon lesquels nous combattons, nous élevons une société supérieure » (p.60).
À bon entendeur…
Stéphane Beau
Webzine Non de Non, 2010
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