QUELLE DEMOCRATIE VOULONS-NOUS ? PIECES POUR UN DEBAT
Collectif sous la direction d’Alain Caillé, La découverte, janvier 2006
Douze auteurs[1], parmi lesquels des sociologues, des économistes, des philosophes ou des biologistes, ont exprimé, au début du mois de janvier 2006, à l’occasion d’un colloque organisé par Attac, leurs sentiments sur l’Idéal démocratique aujourd’hui. Les textes de leurs interventions forment la matière de Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat.
L’idée qui sert de fil conducteur aux douze articles qui composent ce petit livre est simple : On nous explique, depuis des décennies, que nos sociétés industrialisées sont gangrenées par la surconsommation, le gaspillage, la dissolution des liens sociaux, par la montée inquiétante de l’individualisme, de l’égoïsme, du libéralisme, par le déclin des valeurs collectives. Les syndicats sont en perdition, les partis politiques ne se portent guère mieux…
La plupart des discours politiques, de gauche comme de droite, ne cessent, eux aussi, d’enchaîner d’éternelles variations autour de ces mêmes leitmotivs : nos sociétés vont mal, les solidarités se désagrègent, l’égoïsme prospère : il faut stopper la marche du déclin, recréer du lien, refonder du collectif. Le bilan est tellement sombre qu’on est en droit de se demander quel sens et quelle valeur peut conserver le modèle démocratique dans cette effroyable déroute idéologique, culturelle et sociale ?
Les auteurs qui s’expriment dans Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat ont, pour la majorité, l’intelligence de ne pas poser le problème en ces termes. Ils ne nient pas la réalité des faits détaillés plus haut, et ils sont presque tous d’accord pour admettre que la démocratie est bien malade. Mais il ne s’agit pas, pour eux, de crier au loup et de s’appesantir, une fois de plus, sur le caractère dramatique de ces tristes constats. Ils nous incitent à faire preuve de pragmatisme.
Le monde (occidental) dans lequel nous vivons est tombé dans l’esclavage des contraintes économiques ? C’est un monde où l’idéologie libérale jouit d’un monopole quasi absolu ? L’individualisme s’affirme comme étant un mode dominant d’appréhension du monde ? Très bien, acceptons ces données comme telles. Le principe de délégation, en politique est en perte de vitesse, tout comme les structures politiques traditionnelles, partis, syndicats ? C’est une réalité que nous n’avons d’autre choix que d’admettre. La logique de réseaux prend le dessus sur le modèle hiérarchique et pyramidal qui dominait jusqu’à lors ? Et bien soit, prenons acte de cette évolution.
La question qu’il nous faut résoudre aujourd’hui n’est plus de chercher à savoir comment limiter ou inverser toutes ces évolutions, mais bien de déterminer comment on peut les intégrer à réflexion pour nous aider à redonner du sens au principe démocratique. Ce que nous devons maintenant voir c’est comment, en tenant compte du diagnostic posé, on peut continuer à croire à la démocratie. Et pour cela, il importe moins de s’enflammer ou de s’épuiser à imaginer le monde tel qu’il devrait être que de s’appliquer à déterminer de quelle manière on peut s’adapter à ce qu’il est.
Les auteurs des douze articles nous apportent quelques pistes de réflexions qui nous amènent à reconsidérer notre point de vue sur l’Idéal démocratique.
Une de ces pistes tourne autour de l’idée de conflit. Alors que, pour la plupart, les défenseurs de l’idéal démocratique rêvent d’un monde pacifié et unifié, plusieurs voix s’élèvent pour rappeler que la démocratie ne doit pas être envisagée comme une machine à produire du consensus, mais bien plutôt comme étant fondamentalement un espace de conflit et de désaccord. La démocratie doit favoriser un « engagement de tensions [et] aménager ces tensions, plutôt que de s’illusionner sur leur suppression »[2].
Comme nous le rappelle Patrick Viveret : « Ce n’est pas le conflit qui est dangereux mais la violence, ce n’est pas le désaccord ou le dissensus qui mine un débat mais le procès d’intention, le malentendu, le soupçon. Quand on s’est suffisamment écoutés pour se mettre d’accord sur les objets du désaccord, on constate une progression qualitative du débat »[3].
Cette revalorisation de la notion d’engagement est importante car elle vient battre en brèche une des conceptions les plus emblématiques de l’idéal démocratique : l’idée que la majorité a toujours raison.
Plus que la majorité, c’est le débat qui compte. Et le débat est sans aucun doute le grand perdant du jeu politique tel qu’il est mené depuis de très longues années dans nos pays industrialisés. Régulièrement, à l’occasion de quelque grand événement électoral, chacun est sommé de choisir son camp et, une fois que le nom du vainqueur est connu, ceux qui n’ont pas voté pour lui, n’ont plus rien d’autre à faire que d’attendre la prochaine échéance électorale pour exprimer leur désaccord. Mais où est le débat là-dedans ? Où est la démocratie ? Comment redonner une place au dialogue permanent des citoyens. Comment laisser une place aux minorités sans déstabiliser l’équilibre global ? Voilà les vraies questions.
Quelques propositions nous sont faites dans Quelle démocratie voulons-nous ? Pièces pour un débat. Parmi elles, nous retenons par exemple l’idée de la « Conférence de citoyens » dont Jacques Testart nous dresse un portrait précis[4]. Nous entendons également l’intérêt qu’il peut y avoir à concevoir le monde social dans une logique égalitaire de réseau, logique opposée au modèle hiérarchique et pyramidal actuellement dominant (même si, comme Thomas Coutrot[5], nous estimons qu’il faut également se garder d’un éventuel « fétichisme du réseau »).
Un des autres points forts du livre est de porter un regard relativement objectif sur la question du libéralisme, ce qui est suffisamment rare pour qu’on le signale ! Bien qu’écrits par des auteurs dont la sensibilité politique penche clairement à gauche, les articles rassemblés dans le volume nous invitent à repenser la place de l’idéologie libérale dans la logique démocratique.
Pour la plupart, les différents intervenants du livre s’accordent à admettre qu’il faut dissocier ce qui relève du libéralisme politique de ce qui relève du libéralisme économique. Seulement, si tous sont se rejoignent pour clamer que le libéralisme économique est l’ennemi de la démocratie, plusieurs d’entre eux nous rappellent tout de même que le principe originel de la démocratie découle directement de la pensée libérale (telle que celle-ci s’est exprimée dans les études politiques ou philosophiques de ses premiers défenseurs). Certes, des auteurs comme Christian Lazzeri[6] où Jean-Louis Laville[7] restent plus ou moins persuadés qu’il n’y a rien de fondamentalement bon à retenir du libéralisme (même politique), et leurs arguments ont du poids : comment, en effet, démêler concrètement ce qui, dans le libéralisme, procède de l’économique, et ce qui se rattache au politique ? N’oublions pas que le libéralisme politique, dès ses origines, montre une fâcheuse tendance à mélanger les personnes et les biens, à protéger aussi bien les droits des individus que ceux de la propriété privée ou du libre échange.
D’autres auteurs, tel Thomas Coutrot, estiment au contraire que la « refondation » de la démocratie « doit s’alimenter […] aux deux sources vives que sont le libéralisme politique des lumières et la tradition socialiste libertaire » [8] et que, malgré ses défauts, le modèle libéral fait partie intégrante de la dynamique démocratique.
Le dernier point sur lequel les textes qui nous sont proposés nous invitent à nous interroger nous renvoie à la question de l’individualisme. Poursuivant ici une réflexion qu’il a amorcée depuis quelques années dans ses livres (La Société de verre, La Question individualiste) ou dans différents articles, Philippe Corcuff nous rappelle que la question individualiste est une question essentielle pour la démocratie.
Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, le temps est fini où le collectif primait. Aujourd’hui, les individus aspirent à être reconnus tous, individuellement, non plus en fonction de leur attachement à tel ou tel groupe, telle ou telle ethnie etc., mais en fonction de ce qui les distingue des autres, de ce qui fait d’eux des êtres uniques. Le problème n’est pas tant de savoir si cette évolution est ou non condamnable : on peut en avoir une lecture « critique » comme une lecture « compréhensive ». Ce qu’il faut surtout comprendre, c’est que, Sur le plan de la démocratie, les tendances individualisatrices ont aussi des effets négatifs et positifs : elles contribuent (avec d’autres facteurs) à un désinvestissement relatif des formes traditionnelles d’action collective (notamment une certaine désaffection à l’égard des partis politiques) et de la démocratie représentative (à travers l’abstention ou un vote plus « intermittent ») ; elles participent aussi à l’émergence de formes déplacées d’engagement[9].
Encore très rattachée à l’idéologie libérale, la question individualiste est trop souvent réduite à ses expressions les plus critiquables : égoïsme, refus de l’autre, absence de respect à l’égard d’autrui. Corcuff milite pour sa part pour un réinvestissement par la gauche de l’individualisme tel qu’il pouvait être porté, aux premières heures du socialisme, par des politiciens tels que Jaurès, ou par des penseurs comme Eugène Fournière. Il revendique un individu libre mais responsable, non soumis au groupe mais soucieux de s’engager dans le débat collectif.
Ses propos rejoignent ceux de Roger Sue qui nous explique que l’on « réalise encore mal que l’individualisme d’aujourd’hui est moins celui du repli sur soi qu’une relation à partir de soi que chacun « négocie » avec les autres sur des bases de liberté, d’autonomie et d’égalité. Cet individualisme « relationnel », qui ne s’apparente ni au lien communautaire ni au seul intérêt individuel, relève d’un registre bien particulier de la sociabilité : celui de l’association »[10].
Au final, ce qui ressort de ce livre, c’est le sentiment qu’il subsiste, pour la démocratie, une marge de manœuvre non négligeable. C’est également le constat, peut-être un peu éculé, mais toujours valide, que le modèle démocratique reste, jusqu’à preuve du contraire, le mode d’équilibre politique qui nous protège le mieux des dérives totalitaires et (pour reprendre le terme d’Alain Caillé) des dérives parcellitaires (société d’individus parcellisés).
Terminons cette recension par une mention spéciale pour deux articles que nous avons déjà eu l’occasion de citer à plusieurs reprises.
Celui de Thomas Coutrot tout d’abord, qui démonte intelligemment les positions exposées par Negri et Hardt, les deux idoles de la pensée alter mondialiste, dans leur ouvrage intitulé Multitude, et qui montre bien la vacuité de leur prétentieux jargon : « Le travail de Hardt et Negri est d’une critique difficile. Son extrême ambition théorique laisse souvent le lecteur pantois et démuni ; sa méthode déroute, faite d’un mélange de notations empiriques parfois justes, souvent exagérées, et de fulgurances prophétiques hasardeuses »[11].
C’est également avec beaucoup de justesse qu’il dénonce les « raccourcis dangereux » de la « nouvelle science de la démocratie » que les deux auteurs prétendent fonder. On se méfie généralement de ceux qui menacent d’abattre la démocratie : on ne méfie par contre jamais assez de ceux qui prétendent se battre en son nom !
Une mention spéciale aussi pour l’article de Philippe Corcuff qui nous explique que le principe même de démocratie est très fortement encombré de présupposés anthropologiques et historiques, présupposés qui nous empêchent bien souvent de porter un regard objectif sur sa nature réelle. Il nous donne deux exemples de ces présupposés : l’idée que la démocratie est un principe naturel (et non pas une réalité construite), et le fantasme de la « Fin de l’histoire » qui, même fortement ébranlé, continue à résonner puissamment dans nos têtes. Il nous rappelle enfin que l’idéal démocratique n’est bien, comme les mots l’indiquent, qu’un idéal : « Si on parle de la démocratie en tant qu’idéal, cela signifie qu’on ne la considère pas comme une donnée « naturelle » des sociétés humaines, ni comme quelque chose de complètement inscrit dans les faits, ou comme un mouvement inéluctable, mais comme une construction historique fragile, partielle, lacunaire, toujours inaboutie, toujours à recommencer et à améliorer, dans un écart entre cet idéal et des réalisations limitées, voire déformées »[12].
Stéphane Beau
Site Georges Palante, février 2006
[1] Christophe Aguiton, Geneviève Azam, André Bellon, Thierry Brugvin, Alain Caillé, Philippe Corcuff, Thomas Coutrot, Jean-Louis Laville, Christian Lazzeri, Roger Sue, Jacques testart et Patrick Viveret.
[2] Philippe Corcuff, p.83 « La Question démocratique, entre présupposés philosophiques et défis individualistes ».
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