NI DIEU NI MAITRE, LES ANARCHISTES
Citations rassemblées par Bemard Thomas, Tchou éditeur, 2008

Ah, Mai 68 ! Au-delà de tous les débats consistant à savoir s’il faut « liquider » l’héritage de cette époque ou, au contraire, lui donner un souffle nouveau, une chose est sûre : d’un point de vue commercial, c’est un très bon « produit ». Les éditeurs l’ont bien compris, qui ont multiplié les parutions de bouquins sur le sujet. Les libraires aussi, bien entendu, qui, pour commémorer le quarantième anniversaire de ces mythiques événements ont courageusement accepté, entre la Saint Valentin et la fête des mères, de leur consacrer une partie de leurs vitrines...
Alors que je parcourais, d’assez mauvaise humeur, ces étals de circonstance à usage de ceux qui n’aiment ni lire ni penser, mais qui trouvent que le livre est un objet culturellement valorisant et que ça peut faire un très beau cadeau pour leur père, mère ou grand-mère (rayez la mention inutile), mon regard est tombé sur un titre : Ni Dieu ni maître, les anarchistes, recueil de petites phrases et de pensées tirées des œuvres des grandes figures historiques de l’anarchisme, les Bakounine, Grave, Proudhon, Kropotkine et compagnie. Le bouquin, paru une première fois en 1969, bénéficie en effet, anniversaire oblige, d’une réédition. Je ne suis naturellement pas friand des « Best of » et autres florilèges qui ne rassemblent souvent que ce qu’il y a de plus consensuel et de moins original dans les œuvres qu’ils pillent. Et ce recueil-là, comme toujours dans ce cas-là, n’est pas exempt de défauts, notamment en ce qui concerne le choix des extraits qui accordent beaucoup trop de place, à mon sens, au trio Proudhon, Bakounine, Kropotkine (qui doivent bien représenter, à eux trois, au moins deux tiers des citations), aux dépens d’auteurs comme Zo d’Axa, Han Ryner ou Libertad qui auraient mérité plus de place. Mais ces quelques réserves, somme toute assez subjectives, s’effacent vite, dans le feu de la lecture. Bigre, qu’il y a de belles choses là dedans Que de vérités, de pensées profondes, sans appel, et qui, même lorsqu’elles datent de plus d’un siècle, n’ont bien souvent rien perdu de leur actualité ? Combien d’idées d’opinions exposées dans ce livre qui viennent balayer toutes les condamnations qui tendent à faire de la pensée anarchiste un joujou risible pour adolescents enfiévrés ? Comment ne pas s’incliner devant l’acuité visionnaire d’un Jean Grave qui écrit, en 1912 : « Vous, dirigeants, comme vous avez pris la tâche de détruire les races, non pas inférieures, mais seulement retardataires, vous tendez même à détruire la classe des travailleurs, que vous qualifiez aussi d’inférieure. Vous cherchez tous les jours à éliminer le travailleur de l’atelier, en le remplaçant par des machines. Votre triomphe serait la fin de l’humanité ; car, perdant peu à peu les facultés que vous avez acquises par la nécessité de lutter, vous retourneriez aux formes ancestrales les plus rudimentaires, et l’humanité n’aurait bientôt plus d’autre idéal que celui d’une association de sacs digestifs, commandant à un peuple de machines, servies par des automates, n’ayant plus d’humain que le nom » ?
Comment ne pas s’étonner devant la lucidité d’Élisée Reclus dont les propos, écrits en 1900, résonnent comme une dénonciation avant l’heure du régime sarkozyste : « Dès que la foule, rendue imbécile, n’a plus le ressort de la révolte contre ce monopole d’un petit nombre d’hommes, elle est virtuellement morte et sa disparition n’est plus qu’une affaire de temps. La peste noire arrive bientôt pour nettoyer tout cet inutile pullulement d’individus sans liberté » ? Comment, enfin, ne pas applaudir au triste constat de Maurice Lucas qui, en 1905 écrivait déjà : « Le suffrage universel, c’est le droit pour le citoyen de posséder 1/1460e, ou 1/1461e (les années bissextiles), du pouvoir qu’il devrait avoir : c’est-à-dire un bulletin de vote tous les quatre ans. L’autorité, elle, s’exerce tous les jours » ?
Bref, un petit livre bienvenu pour tous ceux qui n’arrivent plus à retrouver leur chemin dans la niaiserie et l’abrutissement des discours politiques contemporains et qui veulent continuer à croire que le « bon sens » a encore de l’espoir...
Stéphane Beau
La Presse Littéraire, juin 2008

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