ESSAI SUR L’INDIVIDUALISME
Eugène Fournière, Le Bord de l'eau, 2009

Les éditions Le Bord de l’eau ont eu l’excellente idée de rééditer L’Essai sur l’individualisme d’Eugène Fournière[1] dans leur très riche collection « Bibliothèque Républicaine » qui avait déjà ouvert ses portes à plusieurs autres illustres oubliés tels qu’Alfred Fouillée ou Léon Bourgeois. L’initiative mérite grandement d’être louée car c’est un pari éditorial qui ne manque pas de culot.
Qui se souvient, en effet d’Eugène Fournière, mis à part quelques rats de bibliothèques et quelques historiens du socialisme (et encore…) ? Quasiment personne. Comme tous ceux qui, tels les Tarde, Palante et autres penseurs portant le cœur à gauche ont, à l’aube du 20e siècle, prétendu défendre l’individu contre l’hégémonie scientifique du holisme et la suprématie politique du marxisme, Fournière a été consciencieusement écarté des débats.
Et cette mise à l’écart, hélas, nous en payons toujours les frais, car il a fallu attendre plus d’un siècle pour que la question de l’individu recommence enfin à recouvrer quelques lettres de noblesse, notamment, et de manière assez inattendue, à l’extrême gauche, chez les têtes pensantes de la Ligue Communiste révolutionnaire (chez Corcuff notamment, mais aussi chez Besancenot[2])
Certes, le livre de Fournière ne nous apporte pas de réponses miraculeuses, mais il a tout du moins le mérite de nous obliger à reconsidérer certains a priori, notamment celui qui veut que la notion d’« individu » soit nécessairement une notion libérale de droite. Pour Fournière, cette proposition n’a aucun fondement : la pensée de gauche n’entre aucunement en contradiction avec la pensée individualiste, bien au contraire : l’individualisme est en réalité le but ultime du socialisme. Autrement dit, le socialisme ne vise pas le bonheur de tous mais le bonheur de chacun. Nuance importante, à laquelle des personnalités comme Jaurès ou Durkheim seront un temps sensibles avant de succomber à l’idée que chaque individu doit plutôt être défini par ce qui le rattache à ses semblables que par ce qui l’en différencie.
En prenant la défense de l’individualisme sans rien rejeter de sa sensibilité de gauche, Fournière nous oblige à réviser par la même occasion nos jugements sur le libéralisme. À force de s’acharner à rejeter en bloc tout ce qui pouvait porter la marque de l’héritage du libéralisme, la gauche a fini par se couper de tout un pan de sa propre richesse. L’individu est avant tout une notion libérale ? C’est exact, mais l’individu ne doit pas être confondu avec le libéralisme. Le libéralisme propose une vision précise de l’individu qui s’accorde avec sa conception de libre-échangisme et d’harmonie économique. Mais la vision libérale oublie un fait essentiel, à savoir, comme le souligne Fournière que « la coopération pour l’existence est aussi ancienne, aussi organique, que la lutte pour l’existence ». L’individu n’est ni bon ni mauvais. Il n’est pas ce petit robot rationnel et positif rêvé par les libéraux, pas plus que cet élément dangereux qui doit être soumis au groupe comme le théoriseront les collectivistes. Non, les individus sont des êtres uniques, qui tous ont leur raison de vivre et qui, si on s’attache à diminuer les raisons qu’ils ont de lutter les uns contre les autres, n’ont aucune raison de ne pas parvenir à vivre dans une certaine harmonie.
La pensée de Fournière frôle parfois l’utopie un peu facile, c’est indéniable, mais la manière dont il vient redistribuer les cartes entre individualisme et collectivisme, libéralisme et socialisme aurait tout à gagner à redevenir centrale dans les débats des actuels partis de gauche. Le Parti socialiste, hélas, semble être à des années lumières d’une telle réflexion. Espérons que le Nouveau Parti Anticapitaliste (qui est d’ailleurs intelligemment revenu sur son premier projet de s’appeler Nouveau Parti Antilibéral) redonnera vie aux questions soulevées par Fournière et permettra enfin au débat politique de retrouver un peu de hauteur.
Applaudissons, pour finir, la brillante et exhaustive présentation de cette réédition de l’Essai sur l’Individualisme. Elle est signée Philippe Chanial.
Stéphane Beau
Le Grognard n°10, juin 2009

[1] Initialement paru en 1901 chez Alcan.
[2] Cf. à ce sujet l’entretien accordé par Olivier Besancenot à Philippe Corcu: « Ma génération et l’individualisme » in Nouveaux défis pour la gauche radicale, émancipation & individualité, Le Bord de l’eau, 2004.

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