UNE BIBLIOTHEQUE DE NUAGES

Christian Bobin, Lettres Vives, 2006




Sans bruit, sans vagues et sans souci des modes littéraires, Christian Bobin continue son petit bonhomme de chemin dans le monde des lettres, publiant de temps à autres, au gré de ses humeurs, un nouveau livre. Comme toujours chez lui, l’épaisseur du volume importe peu. Son dernier opus, Une Bibliothèque de nuages, ne déroge pas à la règle. Au tota1, 73 pages qui peuvent se lire en quelques dizaines de minutes... normalement... Sauf que l’on se surprend tous les deux ou trois paragraphes, le nez en l’air, perdu dans nos songes, à écouter l’écho des mots que nous venons de lire et qui continuent à résonner au plus profond de nous. Car c’est là que réside tout le talent de ce magicien des lettres qu’est Bobin. Contrairement, par exemple, à un Philippe Delerm chantant les louanges de plaisirs étriqués qui fleurent bon le petit fonctionnaire effrayé par son ombre, Christian Bobin se situe dans une autre dimension. Delerm reste dans le domaine de la morale, de cette morale de classe moyenne, aux goûts moyens, aux ambitions moyennes qu’exécrait Nietzsche. (Je me rappelle d’ailleurs que, peu de temps après la parution de La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules un pastiche était sorti sous le titre de La première gorgée de sperme c’est quand même autre chose, pastiche qui venait intelligemment prendre le contre-pied de la bibine delermienne !).
Christian Bobin s’élève, lui, à un autre niveau, dans les hauteurs de « l’enchantement simple », comme il le dit lui-même. Il ne se contente pas, pour sa part, de menus plaisirs. Certes, les motifs de ses plaisirs peuvent être extrêmement simples : un bouquet de fleurs sur une table, un nuage dans le ciel, mais le ravissement est total, et le moindre petit détail est pour lui une invitation à un incroyable voyage au plus profond de lui-même. Il n’y a pas chez lui cette peur de l’excès, cette mentalité de gagne petit qui nous désole chez Delerm. La Bibliothèque de nuages cache en son sein son lot de sentences brèves et lumineuses dont Bobin a le secret : « l’hiver fait le travail des grands maîtres : il simplifie » ; « Sur la neige couvrant la boîte aux lettres, l’étoile minuscule d’une patte d’oiseau – de fraîches nouvelles du ciel. » ; « l’or des genets a été cambriolé et les fougères ne sont pas encore argentées. L’été traverse la prairie sans un sou en poche. »... Parfois, c’est vrai, il tombe à côté et frôle la platitude : « chaque jour peut-être le dernier : il n’en est donc aucun d’insignifiant. » Mais cela est sans importance car, contre vents et marées, le cri de Bobin reste inchangé : « espérance à tout va ! » ; « beaucoup me répondent en me lançant par la fenêtre le contenu de leur pot de chambre mais il en faudrait plus pour éteindre une cargaison de soleils ».
Mon athéisme naturel et irréversible fait que j’ai un peu de mal avec la part la plus religieuse de son œuvre : certains de ses enchantements liés à la contemplation d’un crucifix ou ses messages d’amour à la Vierge Marie me passent largement au dessus de la tête. Mais même là, pourtant, on sent une telle sincérité dans ses propos (ainsi dans cette église où il nous explique qu’il était « si présent à tout que [sa] tête soudain s’arracha à [son] corps et traversa l’église comme un boulet de canon, pulvérisant un vitrail et le mur de la mort »), on sent tellement chez lui qu’il n’y a aucune arrière pensée de prosélytisme qu’on ne peut pas lui en vouloir. Des fois c’est un simple chardon qui déclenche sa rêverie, d’autres fois c’est Jésus ; c’est comme ça, et en bon disciple de Saint François d’Assise il ne cherche pas à hiérarchiser ses plaisirs : une hirondelle, Jésus, un vieux plat ébréché, une cathédrale : la beauté de la vie réside partout, il suffit juste de savoir la surprendre.
Bobin est un poète, un de ces poètes qui se moquent de savoir si leur œuvre est actuelle ou intemporelle, utile ou futile, il se contente simplement de rassembler jours après jours, mois après mois, années après années, des dizaines de pépites, de diamants et de rubis, amassant ainsi patiemment une fortune auprès de laquelle toutes les richesses matérielles ne peuvent apparaître que ridiculement viles et dérisoires.
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°9, mars 2007

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