L’INDIVIDUALISME EST UN HUMANISME
François de Singly, La Tour-d’Aigues, Editions de l’Aube, 2005
Commençons par applaudir vivement au projet de l’auteur. A une époque où l’individualisme est encore considéré, par une grande majorité de personnes, comme une des sources premières de tous les maux de l’humanité, clamer haut et fort que l’individualisme est un humanisme est, somme toute, un acte assez courageux. Certes, François de Singly ne s’aventure pas seul sur cette piste glissante. Autour de lui, d’autres sociologues semblent également découvrir depuis quelque temps que, finalement, la société est composée d’individus, et qu’à force d’assimiler ces derniers à des classes, des groupes, des catégories socioprofessionnelles, à des sexes ou à des tranches d’âge, on passe peut-être à côté de quelque chose d’important, voire d’essentiel. Citons par exemple, parmi les sociologues français qui travaillent à redonner à l’individu quelques lettres de noblesse, les noms de Philippe Corcuff, de Jean-Claude Kaufmann, de Bernard Lahire, de Danilo Martuccelli, ou de François Dubet. Bien sûr, selon les sensibilités de ces différents auteurs, la question de l’individualisme est abordée plus ou moins directement et sous des angles différents. Malgré tout, tous s’entendent pour admettre que la sociologie contemporaine ne peut plus faire l’impasse sur l’individu et qu’il faut réinventer des modèles d’analyse du social qui n’écrasent plus les singularités au seul profit des généralités. François de Singly annonce la couleur dès les premières pages de son livre : « Ce livre s’appuie sur une partie du « credo » du philosophe pragmatiste, John Dewey : « Je souhaiterais maintenant insister plus que dans le passé sur le fait que les individus sont, en dernière analyse, les facteurs décisifs de la nature et du mouvement de la vie sociale... Je suis conduit à insister sur l’idée que seules l’initiative volontaire et la coopération volontaire des individus peuvent produire des institutions sociales qui protégeront les libertés nécessaires pour accomplir le développement d’une individualité véritable » (1939) (p. 10). »
Etant pleinement convaincu du bien-fondé de cette formule, nous ne pouvons que féliciter François de Singly d’en faire, en quelque sorte, la clef de voûte de sa réflexion sur l’individualisme. Ce qui est plus gênant, chez de Singly comme d’ailleurs chez la plupart des autres sociologues concernés par la question individualiste, c’est que, d’une manière générale, ils oublient que leur approche sociologique de l’individualisme, loin d’être neuve et originale, a déjà été pensée, dans des formulations quasi semblables, dès les dernières années du 19e siècle. Parmi les précurseurs de cette sociologie de l’individu on peut bien sûr citer le très connu et très officiel Max Weber, ou encore Georg Simmel, sociologue allemand (1858-1918), qui retrouve un second souffle depuis quelques années dans le panthéon des sociologues respectables (c’est d’ailleurs une citation de ce dernier que François de Singly a choisi de mettre en exergue de son ouvrage). On peut également rappeler, en passant (De Singly, Corcuff...), que Durkheim lui-même se disait individualiste. Mais pourquoi, par exemple, les noms de Gabriel de Tarde (1843-1904) ou de Georges Palante (1862-1925), deux penseurs qui ont beaucoup écrit sur l’individu et l’individualisme, n’apparaissent-ils jamais dans les bibliographies des ouvrages de sociologie consacrés à la question individualiste ? Relisons pourtant que ce que Tarde écrivait dès 1898 : « Chaque individu historique a été une humanité nouvelle en projet, et tout son être individuel, tout son effort individuel n’a été que l’affirmation de cet universel fragmentaire qu’il portait en lui. Et de ces idées sans nombre, de ces grands programmes patriotiques ou humanitaires, qui dominent, comme de grands drapeaux mutuellement déchirés, la mêlée humaine, un seul survivra, c’est possible, un seul sur des myriades, mais lui-même aura été individuel à l’origine, jailli un jour du cerveau ou du cœur d’un homme; et je veux bien que son triomphe ait été nécessaire, mais sa nécessité, qui se révèle après coup, que nul d’avance n’a prévue, que nul n’a pu prévoir avec certitude, n’est que l’expression verbale de la supériorité des efforts individuels mis au service de cette conception individuelle[1]. »
De même Palante, dans une formule d’une limpidité exemplaire : « L’individu reste, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, la source vivante de l’énergie et la mesure de l’idéal[2]. »
Bien sûr, Tarde et Palante n’ont pas connu les charmes de la « post-modernité », ni ceux de mai 68, de la libération des mœurs, du « néo-capitalisme », de l’explosion de la « consommation de masse » et autres grands bouleversements historiques et sociaux qui ont accompagné l’émergence de « l’individu moderne ». Et après ? Cela suffit-il à rayer définitivement leurs noms de l’histoire de la sociologie de l’individu ?
Pour François de Singly, d’une certaine manière, oui. Selon lui, l’histoire de l’individualisme se divise en deux temps : le temps de l’individualisme abstrait et le temps de l’individualisme concret. Dans un sens, il a tout à fait raison de distinguer : « D’un côté, un individualisme qui considère chez tous les êtres humains ce qui les réunit, ce qui leur est commun, à savoir la raison et la commune humanité [individualisme abstrait] De l’autre côté, un individualisme qui recherche ce qui différencie chacun, son originalité, son caractère unique qui demande un traitement différencié [individualisme concret] (p. 26). »
Mais il est plus difficile de le suivre quand il pose l’hypothèse que ces deux modalités de l’individualisme se sont, en quelque sorte, succédées dans le temps : « Pendant la première modernité [milieu du 19e siècle aux années 1960], c’est surtout la vision d’un individu doué de raison qui s’est imposée, et d’un individu « limité » dans son expression personnelle, alors que pendant la seconde modernité [des années 1960 jusqu’à aujourd’hui], l’individu change progressivement de définition et revendique son originalité, son authenticité, tout en voulant aussi son indépendance (p. 59). »
Il ne nie pas que, dans le domaine des idées, une pensée individualiste ait pu exister avant les années 1960, mais cette pensée n’étant pas soutenue par une réalité sociale forte, elle ne semble pas, à ses yeux, mériter d’être retenue. Pourtant, quand on relit Palante, quand on relit Tarde, ou quand on relit les innombrables proses des individualistes anarchistes (Han Ryner, Emile Armand, Manuel Devaldès...), quand on relit Stimer, quand on relit Nietzsche, on retrouve quasiment l’essentiel de ce qu’on peut lire, certes reformulé autrement, reconstruit, re-conceptualisé, remis à jour historiquement et socialement, dans la plupart des livres des penseurs contemporains de l’individualisme.
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Alors, comment expliquer que tous ces « vieux » auteurs aient su décrire si tôt ce que nos sociologues d’aujourd’hui (re)découvrent si tard ? Nous émettons, pour notre part, l’hypothèse que, si la sociologie naissante autour des années 1900 s’était engagée dans des études sur les logiques de « distinction de soi », sur la manière dont chaque homme ou chaque femme pouvait se concevoir comme « être individuel », peut-être nous aurait-elle permis de constater que l’individu du 21e siècle n’est au fond pas si différent que cela de son homologue du 19e ou de la première moitié du 20 siècle. Qui peut nous dire ce qui se passait réellement en 1900 dans la tête de tel ouvrier vivant dans telle petite ville de France ? Ses idées, ses goûts, ses sensations, ses joies, ses peines, ses espoirs, ses craintes, tout cela méritait d’être pris en compte. Hélas, il n’y avait pas, à l’époque, de sociologue soucieux de recueillir son témoignage et de lui accorder quelques heures d’entretien !
En faisant l’impasse sur les réflexions de tous ces penseurs qui l’ont précédé sur le chemin de la question individualiste, François de Singly se prive pourtant d’un apport théorique non négligeable. Car son livre manque de recul, de perspective. Emporté par son sujet, tout heureux de sa découverte, il offre au lecteur un individualisme bien peigné, bien rasé, parfaitement présentable. S’il avait pris le temps de regarder derrière lui, de lire les réflexions de ses prédécesseurs, il aurait vite constaté que la question individualiste est beaucoup plus complexe que cela, que c’est une idée qui chamboule tout sur son passage, qui réinterroge tout: la démocratie, le respect d’autrui, le pouvoir, la lutte, la violence, la propriété... Tout est à déconstruire et à reconstruire pierre après pierre.
Le principal reproche que nous pourrions donc faire à L’Individualisme est un humanisme est d’être, en quelque sorte, trop « gentil » (terme hélas trop négativement connoté). Il s’agit là d’un petit livre débordant d’idéalisme, bourré d’ « amour », de « lien social », d’ « association », de « dialogue »... François de Singly semble n’avoir qu’un souhait (tout à fait sympathique au demeurant) : que nous finissions tous par nous aimer « les uns (avec) les autres ». Et c’est ce but que, d’une certaine manière, il compte atteindre, en déclarant que « l’individualisme humaniste est un idéal » (p. 117). S’il avait lu Palante, il aurait pu méditer les propos qui suivent, propos qui, c’est un fait, sont nettement moins optimistes, mais peut-être beaucoup plus lucides : « Je n’ai pas d’idéal social. Je crois que toute société est par essence despotique, jalouse non seulement de toute supériorité, mais simplement de toute indépendance et originalité. J’affirme cela de toute société quelle qu’elle soit, démocratique ou théocratique, de la société à venir comme de celle du passé et du présent. – Mais je ne suis pas plus fanatique de l’individu. Je ne vois pas dans l’individu le porteur d’un nouvel idéal, celui qui incarne toute vertu. Je détruis toute idole et n’ai pas de dieu à mettre sur l’autel[3]. »
Palante, qui a toujours clamé son « athéisme social », avait trouvé un nom pour caractériser cette tendance à vouloir que tout finisse toujours par s’organiser pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles, et tout cela, bien sûr, dans l’amour, la fraternité et la bonne volonté de tous. Il parlait « d’esprit prêtre laïc », de survivance de « l’esprit prêtre » dans les esprits modernes et prétendument « laïcs ». Plusieurs passages de Palante expliquent très clairement ce qu’est cet « esprit » qui correspond si bien au livre de François de Singly.
« A son degré supérieur, et tel qu’il se rencontre chez nos intellectuels – philosophes, moralistes, sociologues, professeurs de vie spirituelle et d’action morale – l’esprit prêtre laïc se trouve uni à une certaine conception de la philosophie entendue comme la servante d’un finalisme éthique et d’une foi morale laïque.
[...] Ce que les hommes demandent à la philosophie, c’est de leur donner un premier principe sur lequel fixer leur conduite, un but vers lequel avoir l’illusion de s’orienter.
[...] Ici, l’esprit prêtre laïc se fait le serviteur d’une Idée. Il suppose, comme l’esprit prêtre catholique, un credo doctrinal, une Idéologie dont il s’institue le gardien.
[...] Le prêtre laïc se veut l’ouvrier d’une œuvre désintéressée, Rien d’égoïste ne doit se mêler à sa mission. Il travaille pour l’idée pure ; du moins il le prétend, et parfois il le croit[4]. »
La critique est sans doute sévère (et elle ne concerne d’ailleurs pas seulement François de Singly), mais elle n’est pas injustifiée. Son livre est plein de qualités : son souci de poser la question individualiste dans une optique positive (et de ne pas s’arrêter à l’image de l’individualisme concurrentiel – ou libéral – comme cela se fait généralement) est tout à fait louable. Mais sa foi en « l’homme » prend trop souvent le pas sur l’analyse critique. Il omet de voir que l’individu, comme le disait Nietzsche, n’est jamais qu’un « humain trop humain ». Il est aussi habile à faire le mal qu’à faire le bien, aussi apte à détruire qu’à construire, aussi enclin à aimer qu’à haïr. Une véritable « sociologie de l’individu » ne peut pas faire abstraction de tout ce qu’il y a de plus sombre, de plus faux et de plus vil en chacun de nous. Les Tarde, Palante, Nietzsche et autres précurseurs de la pensée individualiste ne se méprenaient pas sur l’homme. Ils ne niaient pas l’amour, la solidarité, le sens du collectif..., mais ils n’en faisaient pas des idoles idéologiques. C’est pour cela qu’il faut les lire et les relire..., parallèlement, bien sûr, aux livres des Singly, Corcuff, Lahire, etc., livres qui ne perdent rien, pour autant, de leur indéniable valeur.
Stéphane Beau
Critique, n°703, décembre 2005
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