LA MÉMOIRE LONGUE

Didier Daeninckx, Éditions Le Cherche Midi, 2008



Imaginons une terre dévastée, vidée de son humanité suite à je ne sais quel cataclysme nucléaire ou climatique. Imaginons qu’un alien en goguette passe par là et décide soudain de savoir à quoi ressemblait cette espèce humaine qui, selon toute évidence, occupait auparavant tant de place. Son premier réflexe consisterait peut-être à rechercher les témoignages écrits (journaux, livres, revues...) au sein desquels les hommes parlaient d’eux-mêmes. Et lorsque je parcours les rayonnages de nos libraires, je me dis que le boulot de notre pauvre alien ne sera pas facile ! Car il y a belle lurette que les philosophes, les sociologues, les analystes de la société, les journalistes et autres essayistes ont cessé de se soucier des individus réels pour ne s’intéresser qu’aux systèmes, aux exceptions, aux scoops, aux grands évènements, autant de contingences qui nous en apprennent plus sur leurs propres fantasmes que sur la réalité des sujets qu’ils traitent.
Où trouver, alors, la trace écrite de la vie, de la « vraie vie », celle des gens simples, du type que l’on croise le matin au bistrot, de l’ouvrier qui enfourche sa mobylette pour aller au boulot, de la mère de famille qui va faire ses courses en poussant son landau ? Où ? Mais toujours au même endroit, depuis des décennies : dans les romans policiers. Dans les œuvres des Sue, des Gaboriau, des Simenon, des Meckert, des Manchette ou des... Daeninckx.
Avec La Mémoire longue, compilation de chroniques, de coups de gueule et de nouvelles, Didier Daeninckx nous apporte ainsi une nouvelle fois la confirmation que, contrairement à ce que beaucoup pensent, ce sont les auteurs de romans noirs qui sont – et qui demeurent – les meilleurs témoins de leur temps. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas peur du « noir », justement. Parce qu’ils ne craignent pas de regarder la réalité en face et qu’ils ont su garder intacte leur capacité à éprouver de la tendresse, voire de l’empathie, pour tous les humains, même les plus cabossés, même les plus paumés, même les plus rejetés.
Egrenant, au cours de brefs chapitres, le fil de ses souvenirs, Daeninckx nous ouvre les portes de sa mythologie intime. Il nous entraîne dans le Paris populaire de son enfance, le Paris de Prévert et de Willy Ronis, dans les galères du petit peuple et du prolétariat, nous rappelant au passage que le tragique n’a rien d’exceptionnel. Pas plus que le superbe et l’admirable : on le trouve même chez les plus humbles : il suffit juste de regarder !
En grands ennemi des injustices et des hypocrisies sociales, Daeninckx revient également sans cesse, de manière presque obsessionnelle sur tous ces anonymes que l’histoire du monde et des civilisations a maltraités, humiliés, meurtris avant, presque toujours, de les enfouir au plus profond de l’inconscient collectif:
les Canaques exhibés en 1931 à Vincennes lors de l’Exposition coloniale, les Algériens massacrés en 1961 à Paris, sous l’égide du préfet Papon, les soldats rebelles qui se mettent « en grève » lors de la Première Guerre mondiale... Autant de combats et d’engagements pour la cause des plus faibles qui l’amènent à répéter sans fin sa haine contre les salauds qui n’ont de cesse de se nourrir des souffrances d’autrui : les assassins, les négationnistes, les pédophiles, les hauts placés qui jouissent de tous leurs droits alors qu’ils passent leurs vies à piétiner ceux des autres...
Car c’est aussi ça avoir la « mémoire longue » : c’est se souvenir de tout ce que l’humanité aimerait bien oublier pour continuer à se vautrer dans son autosuffisance. Et c’est aussi une des fonctions premières des artistes – et les auteurs de romans noirs sont des artistes à part entière – que de rappeler à leurs frères humains que la dignité ne peut pas faire l’impasse de la mémoire et du respect des souffrances d’autrui, mêmes de celles des plus misérables des anonymes : surtout celles des plus misérables des anonymes !
Concluons par cette très belle définition que Daeninckx donne de l’artiste, justement, et qui lui colle parfaitement à la peau : « L’artiste, avant tout, c’est un regard décalé, une manière de toiser le monde en refusant d’être dans le rang, de battre des pieds en cadence, de s’esclaffer au rythme des rires enregistrés, d’applaudir au signal, d’attendre le coup de feu pour jaillir des starting-blocks. C’est un faiseur de faux départs, un brouilleur de codes-barres, un type ou une typesse qui ne respecte pas la règle du jeu, sachant qu’elle est faussée à la base. L’artiste, c’est celui qui ne fuit pas le monde, mais qui signale que le monde fuit de partout. »
Stéphane Beau
Le Magazine des livres n°14, Février 2009

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