DEGENERESCENCE

Max Nordau, Editions Max Milo, 2006



Le rat de bibliothèque que je suis trouve toujours une satisfaction certaine à voir ressurgir du néant les auteurs oubliés. Soyons honnêtes : ils méritent bien souvent amplement le sinistre oubli dans lequel ils ont sombré. Est-ce le cas de Max Nordau (1849-1923), cet auteur polymorphe, philosophe, médecin, homme politique et figure majeure, avec Theodor Herzl du mouvement sioniste ? C’est sans doute ce qu’ont pensé les responsables des éditions Max Milo qui nous proposent, aujourd’hui, la réédition d’un de ses plus célèbres ouvrages : Dégénérescence (paru pour la première fois dans sa traduction française en 1894).
Pour ma part, je suis plus partagé. Le bonhomme ne manque pas d’intérêt et il faut bien lui reconnaître un certain talent dans la manière dont il expose ses idées, avec beaucoup de virulence et de clarté. Son ton acerbe, son sens de l’ironie et ses emportements font souvent mouche. Mais le choix du texte ne me convainc qu’à moitié. J’aurais sans doute préféré une réédition de ses Paradoxes sociologiques ou de ses très iconoclastes Mensonges conventionnels de notre civilisation, deux textes où Nordau fait preuve d’une réelle sagacité pour débusquer toutes les absurdités et les incohérences de ses semblables, et dont les propos sont nettement moins réactionnaires et polémiques que ceux qu’il tient dans Dégénérescence.
Dans ce dernier livre, Nordau poursuit un but unique : nous démontrer que le « génie est une névrose » et que la plus grande partie de l’élite artistique de la fin du 20e siècle peut être assimilée à la catégorie des « dégénérés supérieurs » : « Dans le monde civilisé règne incontestablement une disposition d’esprit crépusculaire qui s’exprime, entre autres choses, par toutes sortes de modes esthétiques étranges. Toutes ces nouvelles tendances, le réalisme ou naturalisme, le décadentisme, le néo-mysticisme et leurs subdivisions, sont des manifestations de dégénérescence et d’hystérie, identiques aux stigmates intellectuels de celles-ci cliniquement observés et incontestablement établis » (p.l28).
Le petit monde des arts est parfois extrêmement ridicule et il y a très certainement beaucoup à dire sur ce sujet. Sans doute Nordau a-t-il raison de se gausser de ces extrémistes de l’art qui ne rêvent que d’absolu, d’inédit, et dont le principal souci est d’en mettre plein la vue au gogo de base. Qui n’a jamais ressenti, en visitant une exposition d’art contemporain, le vague sentiment que l’artiste se fiche du monde ? Dernièrement, je suis allé voir – et pas n’importe où : dans un Musée des Beaux-arts – les « œuvres » d’un type qui s’était amusé à rouler des petits cailloux dans des kilomètres de toiles d’araignées et qui exhibait fièrement ses jolies petites pelotes grisâtres et aux dimensions inégales... De l’art, si l’on en croit la notice explicative fournie à l’entrée de la salle... Comment expliquer que l’artiste qui souhaiterait, aujourd’hui, produire des sculptures à la Rodin ou peindre des toiles dans l’esprit de Raphaël ou de Ingres n’aurait aucune chance de percer et de se faire un nom, alors que celui qui choisirait, par exemple, de déféquer sur une centaine de feuilles de Canson, d’intellectualiser son « œuvre » grâce à un discours fumeux sur la transmutation de la matière, sur la temporalité corruptrice ou sur l’expérience de vie dans sa dimension digestive, celui là aurait toutes les chances de trouver une galerie pour exposer sa production ? Pourquoi ? Parce que c’est nouveau et que ça dérange, et parce qu’aujourd’hui, ce qui compte avant tout, c’est de trouver le « gadget », le petit truc qui fera s’exclamer le spectateur ébahi : « bin ça, il fallait y penser ! »
Le monde des arts marche bien souvent sur la tête, c’est indéniable. Mais je ne vois rien, là-dedans, qui ressemble à de la « dégénérescence ». De la bêtise, oui, de la suffisance aussi, des luttes de pouvoir (ne serait-ce que symbolique), très certainement, mais rien de fondamentalement pathologique.
C’est même totalement effarant de constater que c’est Nordau, le juif, qui s’est battu pour la création de l’Etat d’Israël qui, avec son idée « d’art dégénéré » offre (à son insu, bien sûr) à l’Allemagne Nazie un de ses arguments les plus abjects. Sans même parler de ses délires anthropométriques qui le poussent à calculer le degré de décollement des oreilles des artistes, l’importance de leur calvitie, l’implantation de leurs dents, et qui lui permettent d’écrire qu’il suffirait presque « de mesurer le crâne d’un écrivain ou de voir le lobe de l’oreille d’un peintre, pour reconnaître qu’il appartient à la classe des dégénérés » (p.77). Tout cela est trop grave pour que l’on puisse en sourire, et même s’il ne s’agit pas de tomber dans le travers d’un anachronisme facile et d’imputer à Nordau des crimes qu’il n’a pas commis, on sait maintenant vers quoi ce genre de propos peut mener.
Au final, au sortir de ce livre, c’est un sentiment de malaise qui domine dans l’esprit du lecteur. Malgré quelques belles pages, sur l’absurdité de l’expression « fin de siècle » par exemple (page 42) et quelques tableaux de société assez amusants (dans la partie intitulée « symptômes », notamment), l’ensemble nous laisse un goût amer.
Je signale, pour finir, que l’éditeur a choisi de ne pas reprendre l’ensemble du texte original (qui compte deux volumes), ne gardant que la première et la dernière partie de l’ouvrage. Ce choix, qui s’explique sûrement d’un point de vue plus économique qu’éditorial, laisse le lecteur sur sa faim et le prive de toutes les analyses de Nordau sur les grands « dégénérés » qu’il condamne, les Zola, Verlaine, Huysmans etc... Ce sera pour une prochaine réédition, peut-être.
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°5, avril 2006

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