HONTE ET DIGNITE

Dag Solstad, Editions Les Allusifs, 2008


En quelques minutes, la vie d’Elias Rukla, professeur de norvégien dans un lycée d’Oslo, bascule. Il vient de terminer un énième cours consacré à Ibsen pendant lequel il a eu un flash : pour première fois il a saisi le rôle essentiel qu’occupe le docteur Relling dans Le Canard sauvage et a tenté de faire part de sa découverte à ses élèves dont la léthargie s’est révélée être inébranlable. Alors qu’il se prépare à rentrer chez lui, son parapluie refuse de s’ouvrir : après avoir brisé de rage le pépin récalcitrant – et au passage copieusement insulté quelques élèves –, il s’enfuit dans les rues de la ville.
Qui est Elias Rukla ? Un petit fonctionnaire bien tranquille, sans véritable envergure, dont la seule passion est la littérature et dont le seul amour a été la femme de son meilleur ami. Pourtant ce bonhomme sans relief, vaguement alcoolique, plus ou moins dépressif, qui se fond parfaitement dans la masse anonyme, constate depuis des années que sa place dans la vraie vie, celle des relations sociales, des rencontres, des discussions entre amis, des intérêts pour la chose politique, etc., est de moins en moins évidente. Et le lecteur découvre, par la même occasion que son coup de folie, dans la cour du lycée, n’a rien d’accidentel, mais qu’il est bel et bien le fruit d’un long processus de rupture dont il n’est que l’aboutissement.
Ce n’est pas sans raison que Solstad place son livre sous le haut patronage d’lbsen car son héros est effectivement très ibsénien : malgré sa bonne volonté, son honnêteté, son envie de se conformer aux règles et aux normes sociales, force est de constater que, jour après jour, Elias Rukla dérive : il s’éloigne du centre de la vie sociale, il se trouve renvoyé vers la marge.
Quel a été son crime ? Difficile à dire : il n’a même pas l’excuse d’avoir été particulièrement rebelle, il n’a mené aucun véritable combat et n’a pas non plus commis d’erreurs répréhensibles. Non, il n’a tout simplement pas eu la force de se maintenir la tête hors de l’eau, il n’a pas pu résister aux courants de la vie. Alors, la vie a continué sans lui, inexorablement. Et lui, Rukla, impuissant, ne peut que constater sa défaite : « Fait chier, putain, pensait il, je suis pourtant un être humain intéressé par la société qui m’entoure, doté d’une solide formation universitaire et d’un discernement à peu près sain. Je suis aussi cultivé. Pourquoi suis-je devenu si inintéressant pour ceux qui donnent le la dans la société qu’ils ne daignent même plus me saluer ? » (p. 142)
Et ce jour-là, dans les rues d’Oslo, confronté à l’absurdité de son destin, sachant pertinemment qu’il n’osera plus jamais remettre les pieds dans son lycée, Rukla n’a plus qu’une seule question en tête comment va-t-il faire pour annoncer à sa femme l’étendue de son naufrage ?
Stéphane Beau
Le Magazine des livres n°13, décembre 2008

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