LE BOVARYSME, UNE MODERNE PHILOSOPHIE DE L’ILLUSION

Georges Palante, suivi de La Pathologie du Bovarysme, Jules de Gaultier, postface de Dominique Depenne, Rivages Poche, 2008



Le Bovarysme a le vent en poupe, en ce moment. Et c’est tant mieux, car ce concept original vaut beaucoup plus que ce que le sens commun en a fait. Cette résurrection est d’autant plus appréciable qu’elle génère du même coup un regain d’intérêt pour deux auteurs qui, à des degrés différents, se sont intéressés de près au bovarysme : Jules de Gaultier et Georges Palante.
Jules de Gaultier, même s’il n’est pas à proprement parler l’inventeur du terme « bovarysme », est celui qui lui a donné ses lettres de noblesse, et qui l’a défini comme suit : « faculté départie à l’homme de se concevoir autrement qu’il n’est ». Dans un premier temps, en 1892, dans Le Bovarysme, la psychologie dans l’œuvre de Flaubert (Réédité en 2007 aux éditions du Sandre), Jules de Gaultier, insiste plutôt sur le caractère « pathologique » du bovarysme, et sur le fait que le destin tragique d’Emma Bovary s’explique essentiellement par le décalage trop important que la jeune femme a créé entre la réalité idéale qu’elle s’est inventée et sa réalité propre. Mais cette explication contient déjà, en soi, les germes de l’évolution du sens qu’il donnera par la suite au bovarysme, et notamment en 1902, dans un nouvel ouvrage: Le Bovarysme, essai sur le pouvoir d’imaginer (Réédité en 2006 aux Presses de l’Université Paris-Sorbonne). En effet, plus que le principe bovaryque en lui-même, c’est l’excès d’illusion qui semble avoir été préjudiciable à Emma Bovary. Et cet excès ne doit pas faire oublier que, non seulement la faculté de se concevoir autre qu’on est, est universelle, mais qu’avant même d’être un principe « pathologique », c’est un principe essentiel à la vie et à son évolution. Et pour Jules de Gaultier, cette idée est vrai aussi bien au niveau individuel, qu’au niveau social ou même qu’au niveau « métaphysique ». L’illusion est la base même de toute connaissance : connaître, c’est reconstruire pour un « moi » inaccessible un double d’une réalité qui lui restera toujours étrangère. Et c’est cette logique de reconstruction qui pousse les individus, mais aussi les nations, l’humanité, à sortir de l’immobilité pour aller perpétuellement de l’avant.
Georges Palante, pour sa part, s’est moins intéressé au bovarysme en tant que tel qu’à la manière dont Jules de Gaultier le pense et le décrit. Les deux hommes ont été amis. Ils ont rendu compte, à plusieurs reprises et en termes positifs, de leurs travaux respectifs, et Palante succède même à Jules de Gaultier, en 1911, au poste de chroniqueur philosophique pour le Mercure de France. En 1922, les deux penseurs se fâchent suite à une critique de Palante qui exprime dans une de ses chroniques, la déception que lui a causé le dernier livre de son ami (La Philosophie officielle et la Philosophie, Alcan, 1922). Et au cœur de cette fâcherie, on retrouve bien entendu le « Bovarysme » que Jules de Gaultier essaye, à tort selon Palante, de hisser au statut de « philosophie officielle ».
Palante a consacré plusieurs écrits au bovarysme et à Jules de Gaultier, écrits allant du plus élogieux (La Philosophie du Bovarysme, Jules de Gaultier, 1912), au plus critique (Le Bovarysme, un bluff philosophique, 1923). Le premier article de Palante sur le bovarysme, qui est repris dans la présente réédition (le Bovarysme, une moderne philosophie de l’illusion), date de 1903.
Dominique Depenne, dans sa très intéressante postface pointe clairement comment, dès le début, dans la manière dont les deux philosophes appréhendent l’idée de bovarysme, on trouve déjà en germe les différences qui entraîneront leur rupture. Ainsi, par exemple, à la lecture plutôt dualiste de Jules de Gaultier qui oppose, en quelque sorte, un « moi véritable » et inaccessible aux reconstructions bovaryque que l’on se fait de ce « moi », Palante défend plutôt l’hypothèse que ce clivage entre un « moi véritable » et un « moi illusoire » n’existe pas, et que chaque homme est en réalité constitué d’une multitude de petits « moi » qui ont plus ou moins conscience les uns des autres, et qui prennent le pouvoir en fonction des circonstances. Dominique Depenne signale une autre différence importante entre les deux hommes. En effet, Jules de Gaultier, bien qu’il ait très nettement redressé son point de vue au fil du temps, n’a jamais véritablement coupé avec une vision du bovarysme comme phénomène pathologique : même si le bovarysme est normal et inévitable, ses excès restent négatifs. Pour Palante, au contraire, le refus de la réalité, même s’il mène au tragique, est un acte de refus légitime, un devoir de résistance des individus confrontés aux violences et aux mensonges de la réalité sociale, économique etc.
En ces temps compliqués qui sont les nôtres, où les violences symboliques et les mensonges sociaux ont atteint de tels degrés de ruses que même les plus malins s’y laissent prendre, en ces temps paradoxaux où les utopies sont moribondes mais où les illusions sont reines, prendre un peu de temps pour relire tout ce que Georges Palante et Jules de Gaultier ont à nous dire sur le principe du bovarysme ne peut que nous être profitable.

Stéphane Beau
Amer n°2, mai 2008

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