ETUDES : GOETHE-NIETZSCHE, JOSEPH ET SES FRÈRES

Thomas Mann, Éditions Le Promeneur, 2006



D’ici une cinquantaine d’années, il y a fort à parier qu’une large partie de l’œuvre de Thomas Mann sera devenue illisible pour beaucoup. Pourquoi ? Parce que son œuvre est un pont jeté entre deux rives et que nombre de ses écrits nous parlent d’un monde qui a cessé d’être depuis bien longtemps. Né en 1875, Mann est un auteur du 19e siècle qui s’est égaré par erreur au coeur du 20e. Fortement imprégné des écrits des maîtres de la pensée allemande, les Schiller, les Goethe, il est bien souvent un parfait représentant de cette vieille Prusse rigide, sans fantaisie, asservie aux principes de l’honneur, du sérieux et du devoir. Il faut attendre, hélas, le tragique bouleversement de la montée du nazisme, suivi de la seconde guerre mondiale, pour bousculer enfin le strict ordonnancement de sa vie. Et encore, les choses ne se font elles pas sans mal. Alors que la peste brune gagne du terrain, Thomas Mann hésite à quitter l’Allemagne. Il n’a jamais affiché de sympathie pour les nouveaux maîtres en place, mais l’idée de se désolidariser de son pays relève, pour lui, de l’inconcevable. Il tergiverse jusqu’au dernier moment, et ce n’est que lorsque sa vie est clairement menacée et qu’il n’a plus d’autre issue qu’il accepte enfin d’émigrer.
Plus qu’une terre ou une patrie, c’est une culture, un monde, une époque, que Thomas Mann laisse derrière lui, en 1933, quand il s’embarque pour la France, avant de poursuivre vers les Etats-Unis. Il n’y a pas de doute possible : le monde d’hier, que Stefan Zweig décrira si bien dans un récit du même nom, est définitivement mort et Thomas Mann, même s’il n’opte pas pour une solution aussi définitive que celle choisie par Zweig (qui se suicide en 1942) ne s’en remet jamais.
Dans Le Docteur Faustus, un des plus beaux livres de Thomas Mann (avec La Montagne Magique), la vie transposée de Nietzsche (rebaptisé Adrian Leverkhun pour l’occasion) vient rejoindre l’histoire des derniers jours du 3ème Reich. On lit, dans ce roman, tout le désarroi de l’auteur qui, bien que condamnant fermement les crimes nazis, ne parvient pas à se réjouir de la libération. Pour lui l’Allemagne est doublement vaincue : libérée d’Hitler, certes, mais coupée à jamais de son passé, de sa grandeur, de cet idéalisme qui l’a hissée au plus haut degré de l’abstraction, notamment dans le domaine philosophique, de ce romantisme qui a fait d’elle le berceau de la musique et de la littérature.
Les trois études que les éditions Le Promeneur nous proposent aujourd’hui : Improvisation sur Goethe, la Philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience et Joseph et ses frères fleurent bon le charme désuet de cette Allemagne mythique que Thomas Mann a perdue, cette brillante Allemagne, ivre d’absolu, sûre d’elle, fière de ses héros, fière de sa force et de son audace, cette Allemagne austère, protestante, où l’on ne se déboutonne jamais, même dans l’intimité, et où jusqu’à la rébellion reste soumise au respect des règles de la préséance et du savoir vivre.
Goethe, Nietzsche, Joseph : trois destins exemplaires pour Thomas Mann, trois symboles de force et de volonté. Trois créateurs de mondes qui, saisissant le réel à pleines mains, le modèlent à leur guise. Trois titans, trois génies, trois guides spirituels qui n’ont jamais douté de leur supériorité sur le reste des hommes.
Ceux qui ne croient plus aux Grands Hommes ne trouveront sans doute pas grand intérêt à ces études de Thomas Mann. Les autres au contraire, les romantiques, les fous, les perpétuels inactuels, tous ceux qui, malgré l’absurdité de la vie, ne parviennent pas à tuer en eux l’amour de la Beauté, de l’Idéal et de l’Absolu, les liront sans doute avec un petit pincement au cœur, ce même pincement que l’on ressent quand on ouvre, par hasard, une vieille boite de fer renfermant quelques vieilles photos jaunies, ou quelques lettres d’amour échangées par deux amants disparus depuis longtemps.
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°4, mars 2006

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