BREVES NOUVELLES DE MON JARDIN

Hermann Hesse, Calmann Levy, 2005



Hermann Hesse est sans doute un des hommes de lettres qui a le plus poétiquement exprimé le sentiment profond de ce tiraillement, que beaucoup d’entre nous connaissent, entre « le désir de sédentarité et le besoin d’un ailleurs renouvelé » (p.59) ou, pour dire les choses autrement, entre ce que Jules de Gaultier, un philosophe quelque peu oublié aujourd’hui, appelle l’instinct de vie et l’instinct de connaissance.

Ainsi, dès son plus jeune âge, le futur prix Nobel est l’esclave de deux pulsions aussi irrépressibles qu’antinomiques : le besoin de vivre pleinement chaque seconde de sa vie, de goûter le réel avec chaque parcelle de son corps, avec chacun de ses sens, et le sentiment que la vraie vie n’est pas à l’extérieur de soi, mais en soi et que, pour découvrir le monde il ne sert à rien d’accumuler les kilomètres : il suffit juste, parfois, de s’arrêter, de prendre sa tête entre ses mains, et de fermer les yeux.

Cette fracture intime, Hesse l’a transposée dans plusieurs de ses romans, notamment dans Narcisse et Goldmund où les deux héros, amis d’enfance, symbolisent les deux pulsions. Le premier opte pour une vie monastique et consacrée à l’étude. Il vieillit sereinement et devient un dignitaire savant et respecté. Le second choisit la vie de bohème. Il connaît l’amour, la violence, la beauté des arts, la guerre. II finit malade et pauvre. Lequel des deux hommes a fait le juste choix ? Ni l’un ni l’autre. Narcisse n’a certes jamais connu la souffrance mais il n’a rien connu des bonheurs les plus simples : sentir l’odeur de la rosée, aller sans but, droit devant soi, suivre la route sans se soucier de savoir où elle va. Goldmund a vécu, il a connu des joies intenses, mais par la même occasion des douleurs qui ne le sont pas moins. Il n’a aucune racine et souffre secrètement de n’avoir aucun port d’attache, aucun pays natal.

Hermann Hesse est à la fois Narcisse et Goldmund. La vingtaine de textes qui composent les Brèves nouvelles de mon jardin en témoignent fortement. On y retrouve ce perpétuel va et vient entre le besoin de se fixer, de s’installer, « d’avoir connu un jour dans un petit endroit de la terre toutes les maisons, toutes leurs fenêtres et tous les gens qui étaient derrière. Avoir été un jour lié à certain endroit de la terre comme l’arbre avec ses racines » (p.21) et les aspirations à s’enfuir vers d’improbables ailleurs où on n’a « de place nulle part » et où on sent « brûler au fond de son cœur la vastitude de l’univers », ne serait-ce que pour avoir le plaisir de ressentir « l’étrange nostalgie de chez soi » (p.44).

On y trouve également cet éternel mouvement d’aller retour entre les territoires de l’enfance et ceux de la vieillesse, ce sentiment que la vie, qui s’écoule entre ces deux pôles, ressemble finalement à celle des « anémones, [des] primevères qui sortent en ce moment dans les prés dans un monde qui, demain peut-être, sera recouvert de gaz toxique ». (p. 110. Notons qu’Hermann Hesse écrit ces lignes en avril 1940).

On y découvre enfin le temps du poète, partagé entre l’appel de sa bibliothèque, de son bureau où il peut lire et écrire, et l’appel de son jardin où plus rien d’autre ne compte que d’arracher quelques mauvaises herbes, planter quelques pieds de tomates ou quelques arbustes. L’équilibre de sa vie repose en partie sur mouvement perpétuel entre ces deux lieux, comme il l’explique dans une lettre à Karl Isenberg : « Je partage ma journée entre l’atelier et le jardinage, ce dernier étant consacré à la méditation et à la digestion spirituelle » (p. 108).

Ce petit recueil d’extraits où Hesse nous parle de son amour de la nature, de ses jardins et des paysages de son enfance est loin d’être un gadget éditorial. Je ne suis pourtant pas, d’habitude, très friand de ce genre de découpages. Mais là, force est d’admettre que les textes sont choisis avec beaucoup d’intelligence et d’à propos, et qu’ils s’enchaînent avec un naturel qui nous fait presque oublier, parfois, qu’il s’agit d’une anthologie. Toutes ces petites scènes champêtres et bucoliques, ces odes aux fleurs, au nuages, aux rivières, aux saisons, à la nature, mettent encore plus fortement en lumière, par contraste, tout ce qu’il y a de tragique, mais aussi d’absurde dans la destinée humaine et dans cette quête d’absolu qui est la sienne.

Stéphane Beau

La Presse Littéraire n°4, mars 2006

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