RENOUVELER LA DEMOCRATIE, ELOGE DU SENS COMMUN

Raymond Boudon, Editions Odile Jacob, 2006


Raymond Boudon en a assez de ce monde qui s’en va à vau l’eau, de ces valeurs qui ne sont plus ce qu’elles étaient et que des intellectuels mal intentionnés, soutenus par des médias peu scrupuleux, s’acharnent à réduire en charpies. Son dernier livre Renouveler la démocratie, Éloge du sens commun, est un cri d’alerte, une mise en garde enflammée contre le relativisme ambiant et contre ses promoteurs.

Boudon part d’un constat qui lui semble évident : le relativisme est en passe de devenir l’idéologie dominante. A l’origine de cette évolution, trois grands coupables : Nietzsche, Marx et Freud, les « maîtres du soupçons ». A ce triumvirat destructeur Boudon oppose ses propres champions : Tocqueville, Weber et Durkheim.

Je vais être honnête, le livre de Boudon m’a laissé sur ma faim. Les raisonnements qu’il développe sont souvent approximatifs. Ils reposent sur des argumentations parfois trop succinctes et laissent apparaître nombre de contradictions désagréables. Et c’est dommage car le principe fondamental de sa démarche, qui consiste à redonner à l’individu toute sa dignité (notamment dans le champ sociologique où cette dignité est généralement mise à mal) est à mes yeux tout à fait louable. Un penseur qui estime que « seuls les individus humains peuvent être le siège d’intentions, d’actions, de décisions ou de croyances » et qui précise : « je nie […] que l’on puisse et qu’on doive par principe analyser les idées, les croyances, etc., des sujets sociaux exclusivement comme les effets de forces qui s’imposeraient à eux comme les forces gravitationnelles s’imposent aux objets physiques » ne peut pas être complètement mauvais !

Seulement voilà, Raymond Boudon s’est laissé gagner par la haine et la rancœur et la rigueur intellectuelle de son discours s’en ressent.

Son credo ? La société actuelle est corrompue par le relativisme ambiant. Ce relativisme est relayé par les intellectuels, les médias et les hommes politiques qui, pour des raisons diverses (facilité, calcul, bêtise) ont tout intérêt à diffuser l’idée que rien n’est vrai et que tout se vaut. Contre ce bloc décadent, aux idées souillées par des réminiscences marxistes, freudiennes et nietzschéennes, Boudon dresse le « sens commun », c'est-à-dire le « bon sens » populaire, et chante les louanges d’un bien hypothétique « spectateur impartial ».

Le problème c’est que, tellement pressé de distribuer les bons et les mauvais points, Raymond Boudon mélange tout et tiraille la réalité dans tous les sens, jusqu’à lui faire dire tout et son contraire.

Prenons par exemple cette opposition entre le « sens commun » et les idées des « élites » qui représente un des arguments récurrents de Boudon qui nous invite clairement à « ne pas confondre l’opinion des intellectuels et des médias avec l’opinion tout court ». La question de l’opposition masse/élite est tout à fait intéressante et mériterait certainement d’être réétudiée aujourd’hui sans langue de bois et sans parti pris. Mais là, comment suivre l’auteur dans ses raisonnements ? Comment expliquer qu’un « peuple » si clairvoyant, doté d’un « sens commun » si fin puisse continuer à confier à des médias, à des intellectuels et à des hommes politiques aussi incompétents et aux idées aussi fausses des responsabilités et des missions si importantes ? Et ces représentants des élites, d’où sortent-ils ? Ne sont-ce pas, eux aussi, des humains, avec des bras, des jambes une tête, une famille, des joies, des peines… Pourquoi n’auraient-ils pas accès au « sens commun » ? Question angoissante : à partir de quand devient-on un « intellectuel » ou un « homme politique » ou un « représentant des médias » ? Suffit-il d’avoir le bac ? D’écrire quelques articles dans quelques revues ? De militer dans un parti ou d’être affilié à un syndicat ? Où se situe le curseur qui nous exclut du « sens commun » ?

De deux choses l’une : soit le « bon sens commun » existe et il doit normalement être partagé par tous (intellectuels, artistes, journalistes hommes politiques inclus), soit il n’existe pas et, de ce fait, il ne peut pas plus être l’apanage d’un parti que celui d’un autre. Boudon lui-même est assez ambigu sur ce point. Un coup il dénonce la rupture entre le monde scientifique et celui du « sens commun » et un coup il précise qu’il est persuadé que la « science [est] un prolongement du sens commun »… Comprenne qui pourra !

Sur la question du relativisme, Boudon n’est, hélas, guère plus précis. Au lieu de s’appliquer à nous proposer une analyse détaillée et circonstanciée de la question, il se contente la plupart du temps de rassembler sous cette étiquette négative (selon lui) tout ce qui, dans la société, n’a pas l’heur de lui plaire. Le marxisme est encore trop présent dans la pensée contemporaine ? La faute au relativisme. Le libéralisme est mal compris ? Coupable : le relativisme. Les principes universels ont du plomb dans l’aile ? Le relativisme, encore.

En fait, Boudon ne supporte pas – et on peut le comprendre car l’idée est assez effrayante – que la marche du monde n’ait finalement pas de sens, que les notions de vrai et de faux, de Bien et de Mal ne soient en réalité que des constructions humaines dont les contours n’ont rien de précis ni de définitif. Il veut se raccrocher à la vision téléologique très positiviste d’un monde qui évolue vers le mieux, vers toujours plus de démocratie, toujours plus de respect des droits de l’homme, toujours plus de liberté… Il a besoin de cela pour garder espoir, tout comme il a besoin de trouver des coupables pour justifier son point de vue. Hélas, ce n’est pas la faute des Nietzsche, Marx ou Freud si le monde est tel qu’il est. Ils n’ont fait que mettre le doigt là où cela faisait mal. Oui, la réalité est absurde. Oui, tout est relatif… Mais cela ne veut pas dire que tout se vaut. Cela ne veut pas dire qu’aucune morale n’est possible, qu’aucune valeur ne puisse être posée et respectée. Le relativisme n’est pas une « idéologie », c’est une « réalité ». Face à cette réalité, deux positions sont possibles : soit on la regarde en face, on l’assume et on s’efforce d’organiser les conditions d’une vie néanmoins acceptable, soit on la rejette et on continue à prendre des vessies pour des lanternes, à s’éblouir d’idéologies fumeuses et d’illusions rassurantes qui ne demandent qu’à se muer en croyances collectives et en intégrismes divers. On ne peut que déplorer que Boudon, l’individualiste, opte pour cette seconde solution.

Stéphane Beau

Le Grognard n°1, mars 2007

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