LES CONTES DES JOURS VOLES

Anne Lou Steininger, Editions Bernard Campiche, 2005



Je lis, comme beaucoup, des dizaines et des dizaines de livres par an. Sur cette masse d’ouvrages, combien me touchent réellement ? Combien laissent en moi une marque réellement indélébile ? De combien puis-je dire qu’ils ont découpé ma vie en deux temps : le temps d’avant leur lecture et celui d’après ? Peut-être un par an, voire deux, les années fastes…

La découverte de La Maladie d’être mouche, le premier livre d’Anne Lou Steininger, publié en 1996 chez Gallimard a été pour moi un choc. Il y avait bien longtemps que je ne m’étais à ce point perdu dans un livre, abandonné au flux des mots ; expérience presque mystique, impression de chute dans le temps et dans l’espace. Quels livres, avant celui-ci m’avaient laissé une telle impression d’absolu ? Les Chants de Maldoror peut-être, ou Les Falaises de Marbre de Jünger.

La Maladie d’être mouche est un chant, un vaste poème, une ode à la mort, à l’horreur, à la cruauté. Anne Lou Steininger ne prend pas de gants. Elle fouille dans les entrailles, les âmes, dans les profondeurs les plus abjectes de la nature humaine. Et pourtant son chant n’a rien de désespérant. On sent au fond d’elle, malgré l’incroyable dureté de sa plume, une telle réserve de tendresse, une telle profusion de chaleur que l’on se surprend à sourire avec elle de l’absurdité de la comédie humaine.

Les livres d’Anne Lou Steininger se situent bien au-delà de la littérature. Ce sont des lambeaux de sa chair, des parts d’elle-même qu’elle offre en pâture au lecteur. Cela explique sans doute qu’elle publie peu.

Après La Maladie d’être mouche, en effet, elle disparaît des étals des libraires pendant presque dix ans. Il faut attendre 2004 pour que les éditions d’En Bas fassent paraître Le Destin des viandes, pièce de théâtre surréaliste qui met en scène l’Embaucheur, espèce de vieux philosophe cynique et désabusé qui, dans ses écrits, remplace systématiquement le mot Homme par celui de Cochon. Dans la pièce, il s’occupe d’un abattoir où les hommes dégoûtés de la vie viennent vendre leur corps au prix du poids de leur viande, seule valeur qui leur reste au final.

Soutenue par la Fondation Sandoz, Anne Lou Steininger nous revient aujourd’hui avec un nouveau volume : Les Contes des jours volés. On y retrouve toutes ses obsessions habituelles, même si l’ensemble apparaît un peu moins apocalyptique. Anne Lou Steininger s’est apaisée. Elle semble avoir atteint un degré supérieur de sagesse. Non pas que ses contes soient édulcorés. La violence est toujours là, tapie derrière chaque page. L’absurdité de l’homme et de la destinée humaine éclate à chaque ligne, mais l’humour, l’amour, la tendresse et l’humanité ne s’aplatissent plus derrière l’atroce réalité. Ces nobles sentiments osent maintenant rivaliser avec l’horreur.

Le personnage principal des Contes des jours volés, c’est le temps, décliné sous toutes ses formes : temps multiples ou parallèles, temps inversés, figés, accélérés… Les protagonistes de ces multiples scénettes – qui tiennent autant du poème en prose que du conte proprement dit – font de leur mieux pour redonner du sens au monde absurde qui les entoure. Peine perdue : l’univers, autour d’eux, ne tient pas en place, les objets changent de forme, aucune logique ne résiste, comme dans les rêves. Tout est fluide, insaisissable. Ce n’est pas par hasard, d’ailleurs, que l’élément liquide (eau de mer, de pluie, fleuve, lac…) revient de manière lancinante dans un bon tiers des contes.

Mais le plus important dans les livres d’Anne Lou Steininger, ce n’est pas tant les histoires qu’ils nous racontent que la langue qu’ils nous parlent. On lit ses mots comme on écoute le vent ou le bruissement des vagues le long d’une plage. Aucune esbroufe de sa part, nul souci de nous en mettre plein la vue. Celle qui se définit elle-même comme « peintre en dérision » n’a qu’un but : « Raconter des histoires pour ébranler l’être de certitude, l’ange qui est en nous, en lui laissant entrevoir la complexité et la fragile beauté des choses humaines – pour nous faire aimer ce que nous sommes. Pour endormir les enfants et réveiller les grands ».

Ses phrases tombent comme des couperets. Je n’en relève ici que quelques-unes : « Je n’éprouvais plus qu’une sale lassitude : Créer ne me semblait plus être un geste innocent – pas plus que de donner la mort. » (Ars Nascendi) ; « Suis-je de ceux qui tremblent ? ou de ceux qui ont peur ? De ceux qui se cachent ou de ceux qui égorgent ? Proie ? ou prédateur ? La plus ancienne question du monde. » (That is all the question) ; « Le temps : une souffrance qui continue quand nous aurions déjà dû en mourir plus de mille fois. » (Capitaine des nausées) ; « Le bonheur ne réside pas dans ce que l’on cherche, mais dans ce que l’on a perdu. » (La Clé).

Je ne résiste pas non plus au plaisir de rapporter ce portrait de femme fatale qui vient bouleverser la vie de son voisin, avare et maniaque : « Une femme en bleu, quand le soir tombe est une terrible menace pour l’équilibre du monde. La robe sombre crissait d’insectes sournois avaleurs d’or et de millet, ses cheveux engrangeaient les flammèches orangées des nuages ; la barre violette des collines vacillait autour de sa taille, mais son corps à elle, son élan, restait droit dans le ciel d’or tendre. Il devina avec douleur qu’il faudrait réparer la violence faite au monde par une telle beauté. » (Une femme en bleu).

Réparer la violence faite au monde par une telle beauté… C’est exactement l’impression qui nous trotte dans la tête au moment où nous refermons le volume des Contes des jours volés.
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°3, février 2006

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