HOMERE ILIADE

Alessandro Baricco, Albin Michel, 2006



Comme beaucoup, j’ai découvert Baricco avec Soie. Et encore, avec quelque retard car, du haut de mon orgueil de lecteur élitiste je m’étais persuadé qu’un ouvrage qui recueillait le suffrage de tant de lecteurs était forcément suspect. Malgré tout, un beau jour, je me suis lancé et je ne l’ai pas regretté. Pas plus que je n’ai pas regretté, depuis, ma lecture de ses autres romans : Châteaux de la colère, Novecento pianiste, Océan mer, City, Sans Sang. Pourtant, les livres de Baricco ont, a priori, tout pour me déplaire. Je ne supporte habituellement pas les tribulations de ces héros improbables qui hantent ses livres, de ces êtres qui ne savent ni naître, ni vivre, ai aimer ni mourir comme tout le monde, de ces hurluberlus qui naviguent dans un univers mi réel mi magique. Chaque fois que j’ouvre un volume de Baricco, je me dis : « toi, mon bonhomme, je ne sais pas comment tu t’y es pris les autres fois, mais ce coup ci, tu ne m’auras pas ! » Et à chaque fois je me fais avoir : j’aime...
C’est donc avec une excitation vaguement malsaine (mi désireux d’être déçu, mi angoissé d’être séduit) que je me suis précipité sur sa dernière livraison : Homère, Iliade. L’avant-propos nous apprend que ce livre est né d’un projet d’organiser des lectures publiques de l’Iliade. Constatant que le texte, tel qu’il avait été traduit jusque là, ne se prêtait guère à ce genre d’exercice, Baricco a entrepris de le réécrire. C’est ainsi que la grande fresque homérique s’est retrouvée condensée en quelques 170 pages.
Dès les premières lignes, un malaise s’installe. Les souvenirs de mes lectures d’enfance viennent me parasiter. Je retrouve bien Hector, Achille, Ulysse, Agamemnon, la belle Hélène et les murailles de Troie, mais quelque chose a changé : impossible de savoir quoi. Les batailles sont là, violentes, sanglantes, riches en rebondissements, bruyantes. Les armures étincellent, les muscles saillent, les crânes éclatent, les entrailles jonchent le sol... Et puis, au fil des pages, les raisons de mon malaise s’éclaircissent. Je réalise tout bonnement qu’il est loin, déjà, le temps où, enfant, je m’émerveillais au récit de ces incroyables combats, aux aventures de ces sublimes héros, à la fois nobles et cruels.
Dans mes souvenirs, les hommes mouraient bien par milliers, les fleuves étaient rouges de sang, le sol recouvert de cadavres amoncelés, mais tout cela ne me touchait guère. Dans la version de Baricco, la violence du récit me fait soudain étrangement mal. La longue énumération des morts et le détail de leurs souffrances me troublent. Et pas seulement parce que j’ai vieilli et que mes yeux d’adulte sont mieux à même de comprendre que la guerre n’est pas un jeu d’enfant. C’est alors que je comprends que le choix de Baricco de retrancher de sa traduction toutes les interventions divines n’est pas une simple concession à la sensibilité du temps : c’est une décision d’une importance majeure. Dans la saga d’Homère, les dieux comptent autant que les hommes. Les seconds ne sont bien souvent que des marionnettes dont les premiers tirent les fils. Cela donne à l’ensemble un aspect de légende, de récit mythologique, qui incite le lecteur à s’intéresser plus à la symbolique des faits qu’à leur réalité. Dans la version de Baricco, les dieux ont disparu. La violence des hommes ne renvoie plus à aucun au-delà. Ils sont pleinement responsables des coups qu’ils portent et du sang qu’ils font couler. Ils sont entièrement responsables de l’absurde gratuité du plaisir qu’ils prennent à faire la guerre.
Le style de Baricco, qui gomme toutes les fioritures du texte originel, participe lui aussi à faire ressortir, de manière cinglante, la cruauté naturelle des guerriers qu’il met en scène. Tous ces héros, aux silhouettes athlétiques, aux beaux visages hâlés, cernés de boucles blondes, sanglés dans leurs armures de bronze ou d’airain, aiment l’horreur des batailles, les lances qui s’enfoncent dans les poitrines, les épées qui tronçonnent les bras. Ils n’aiment pas tant la victoire que le combat. Bien malin, d’ailleurs, qui saura distinguer, dans cette vaste tuerie que constitue la guerre de Troie, qui sont les vainqueurs et qui sont les vaincus. Tous ont perdu des êtres aimés, tous ont eu leurs moments de gloire et leurs instants de faiblesse. Les plus braves ont fini dévorés par les chiens sur le champ de bataille. Les plus couards ont survécu.
Et nous, malgré tout cela, nous ne parvenons pas à ne pas être touchés par la force de ces hommes, par leur courage, leur capacité à affronter crânement leur destin, leur sens de l’honneur, de la camaraderie. Et quelque part, en même temps, nous avons honte de cette sympathie.
Comme l’explique très bien Baricco : « Dans cet hommage à la beauté de la guerre, l’Iliade nous oblige à nous rappeler une chose gênante, mais inexorablement vraie : pendant des millénaires, la guerre a été pour les hommes, la circonstance où l’intensité – la beauté – de la vie s’exprimait dans toute sa puissance et sa vérité. » Les hommes aiment la guerre. Depuis toujours, tous les humanismes, tous les pacifismes ont été impuissants à diminuer ce besoin fondamental qu’ont les hommes de s’entre-déchirer. Les discours ne peuvent rien contre cela. Avec la subtilité et l’intelligence qui le caractérisent, Baricco nous renvoie, avec sa réécriture de ce grand classique de la littérature, à nos propres contradictions. Contrairement à ce que nous aurions pu craindre, il ne nous offre pas qu’une pâle copie de l’Iliade, un vague résumé à l’usage de ceux qui n’auraient pas le courage de lire l’original. La manière dont il mène son récit nous amène à repenser totalement le poème d’Homère et, plus important encore, notre rapport à la guerre et à la violence.
Autrement dit, encore une fois, je me suis fait avoir... J’ai aimé !
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°3, février 2006

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire