JULES LAFORGUE

Jean-Jacques Lefrère, Fayard, 2005

PAPIERS RETROUVES

Jules Laforgue, Editions du Lérot, 2005


Jules Laforgue est un être épatant. Je viens de lire la sympathique biographie que lui a consacré Jean-Jacques Lefrère et je m’étonne une fois de plus de voir à quel point le poète des Complaintes a été quelqu’un d’exceptionnellement bon. Impossible quasiment de trouver, dans le parcours de ce Pierrot lunaire, une zone d’ombre, un défaut. Aucun coup bas, aucun croc-en-jambe, aucune bassesse, rien ! Tout au plus, peut-on lui reprocher de n’avoir guère été économe, d’avoir été tellement « panier percé » qu’il a dû, à de nombreuses reprises, faire appel à la générosité de ses amis, Charles Ephrussi et Paul Bourget en tête, pour éponger ses dettes ou régler quelque urgente facture. Mais même là, nous sommes bien loin de l’insistance tenace du Mendiant ingrat que fut Léon Bloy. Laforgue sollicite avec douceur, remercie avec chaleur et se démène comme un beau diable pour rembourser ses créances.
On a même du mal à concevoir comment le jeune poète aux profonds yeux gris et aux allures de clergyman a su rester si pur, si honnête quand on connaît les milieux dans lesquels il a du faire sa place. Lecteur, en Allemagne, de l’impératrice Augusta, de 1881 à 1887, il a réussi à éviter tous les pièges de la cour, les alliances, les intrigues, et a su se faire apprécier de tout le monde. Idem dans l’univers des lettres qui n’est pas non plus toujours un modèle de courtoisie et de tendresse. Partout, Laforgue a su conquérir le cœur d’amis fidèles qui, pour la plupart, l’accompagneront jusqu’au bout et prendront soin de lui durant sa longue agonie qui s’achèvera par sa mort prématurée en août 1887 (il avait 27 ans).
La gentillesse n’a pas le vent en poupe de nos jours. On lui préfère des sentiments plus puissants, plus troubles. Pour être dans le coup, aujourd’hui, il faut être trash, mordant, culotté, insolent, politiquement incorrect. La fin primant sur les moyens, tous les coups sont permis. Les amitiés sont faites pour être trahies, les contrats pour être rompus et les histoires d’amour pour être brisées.
Lire Laforgue aujourd’hui peut apparaître inutile pour beaucoup. A quoi bon perdre son temps à feuilleter les pages de cet amoureux de la lune, de ce dandy timide, obsédé par la mort et par le néant. N’en déplaise à ces esprits secs et à ces cœurs froids, Jules Laforgue reste pour moi – et pour bien d’autres – un guide essentiel dans ma vie de tous les jours, un modèle. Et oui ! Autour de nous, tout le monde y va de son petit discours pour nous expliquer, très sérieusement, les sources des maux qui frappent nos sociétés : la violence, l’intolérance, la vulgarité, la souffrance. Du bistrot d’à côté jusqu’aux plus hautes sphères des universités, chacun échafaude sa petite théorie du chaos, dénonce les coupables, élabore de miraculeuses recettes pour sortir du gouffre et menace allègrement tous les imbéciles (ils sont légions) qui osent penser différemment...
Je les regarde s’agiter, puis je relis quelques poèmes de Laforgue. Et je me dis que je ne sais pas si l’humanité trouvera un jour un moyen de conjurer ses démons, mais si elle y parvient, ce ne sera pas en prêtant l’oreille à tous ces bruyants analystes de la réalité sociale. Ma seule consolation c’est, quand je me plonge dans les vers et les proses de Laforgue, de me dire que des types comme lui ont pu exister et qu’il en existe encore. Ce simple constat permet de garder l’espoir.

Parallèlement à la biographie de Jean-Jacques Lefrère, les éditions du Lérot viennent de publier un très beau volume intitulé Papiers Retrouvés. On peut y lire de nombreux inédits du poète (ébauches de poèmes et de pièces en proses). L’ensemble est inégal mais on y retrouve justement, même dans les vers les moins inspirés, cette générosité foncière et cette pureté profonde qui caractérisent Laforgue. La deuxième partie du volume offre au lecteur la transcription du journal du père du poète, Charles Laforgue ainsi que la copie des lettres que ce dernier a adressées à ses fils (Jules et Emile) alors qu’ils poursuivaient leurs études à Tarbes (le reste de la famille était retourné en Uruguay, à Montevideo, ville natale de Jules Laforgue). Pour compléter le tout, l’édition est illustrée par une multitude de gravures et de fac-similés des manuscrits de Laforgue.
Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la lecture du journal de Charles Laforgue est parfaitement plaisante. On y découvre les tribulations d’un grand escogriffe tiraillé entre deux obsessions : son amour des femmes et son goût des livres. Fait troublant, les confessions de Charles rappellent parfois tellement celles de Jules que l’on ne sait même plus très bien si ce sont les mésaventures du père ou du fils que nous lisons. Lequel des deux, par exemple a bien pu écrire ces lignes : « Ô femmes, femmes, femmes ! Créatures faibles et décevantes ! » ? Mais aussi : « Clair de lune magnifique, vents terribles ; je viens de rentrer. Ce vent qui s’engouffre, cette mer que j’entends mugir sourdement me donnent envie de lire la tempête essuyée par les vaisseaux d’Enée. » ? Ou enfin : « Que ma vie est monotone » ? Jules ? Perdu...
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°3, février 2006

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