LE CREPUSCULE DES PETITS DIEUX
Alain Minc, Grasset, 2006


Il y a des livres dont on sait, avant même de les ouvrir, qu’ils vont nous mettre en colère. Le dernier opus d’Alain Minc, Le Crépuscule des petits dieux, en fait partie. Et le résultat a été à la hauteur de nos espérances.
Alain Minc, représentant d’une élite en perdition, ne se reconnaît plus trop dans la société actuelle. Cette perte de repères se traduit, dans son livre, par un long exposé de sa répugnance quasi maladive à l’égard de la masse (dont les références culturelles majeures sont, nous rappelle-t-il, Gala et Voici), de cette masse peuplée d’individus rois qui se croient tout permis.
Rendez-vous compte l’individu contemporain prétend avoir son mot à dire sur ce qu’il consomme, sur la manière dont l’argent de ses impôts lui est redistribué sous forme de services publics, sur la qualité de l’éducation qui est délivrée à ses enfants, sur la qualité des soins médicaux qui lui sont prodigués. Il estime même avoir le droit de discuter des dogmes politiques, religieux, économiques ou philosophiques... Quelle outrecuidance ! Que lui, Minc, ait le droit d’avoir un regard critique sur tout ceci, cela est bien sûr naturel, comme ça l’est également pour ses amis de l’élite. Mais que le charcutier du coin, l’ouvrier, la ménagère ou l’étudiant lambda en fasse autant, on frise l’indécence !
Le pire, c’est que non content de prendre ses aises, l’individu roi, qui a goûté au luxe, s’attaque maintenant aux élites elles-mêmes, accusant pêle-mêle les patrons, les hommes politiques, les énarques et tous les membres éminents de l’intelligentsia d’être « tous pourris », et leur accorde de moins en moins de crédit.
Cette remise en cause des élites prend parfois la forme d’un populisme assez détestable. Sur ce point, l’analyse de Minc est plutôt pertinente. Les Le Pen, Tapie, de Villiers, Sarkozy et autres spécialistes de la démagogie, ont très vite compris tous les avantages qu’ils pouvaient tirer d’une telle situation. Oui, vos chefs nous mentent, nous disent-ils, oui ce sont des incapables qui s’enrichissent sur votre dos. Vous êtes mécontents et vous avez raison, car le peuple a toujours raison. Vous aspirez au Grand Nettoyage ? Votez pour moi...
Avec son Crépuscule des petits dieux, Alain Minc pose la question du sens de la démocratie. Il constate que l’élite – la seule, la vraie, celle dont il fait bien sûr partie – est en train de disparaître et de céder sa place à une masse aveugle et veule, prête à succomber aux appels intéressés des médias et d’une « lupen-élite » fortement « attacquisée »[1]. Il ne supporte pas l’idée que cette masse ait pu, par exemple, dire non à la proposition de Constitution européenne.
S’il n’était pas aussi affligeant, l’essai d’Alain Minc pourrait presque être amusant, tant il est caricatural. Il y a en effet quelque chose de fondamentalement risible dans les indignations de ce brave homme qui ne se prend pas, c’est clair, pour la cinquième roue du carrosse. Comment ne pas rire (jaune) devant les élucubrations de cet énarque, qui navigue dans les sphères du grand capitalisme depuis toujours, et qui jette un regard dédaigneux sur tous ces pauvres hères qui ne pensent qu’à consommer. Heureusement pourtant qu’ils consomment, ne serait-ce que pour participer quelque peu à son enrichissement personnel ! Et puis, comment comprendre que le même Alain Minc, qui condamne la consommation de masse, déplore en même temps les faiblesses du marketing français qui ne sait pas vendre ses cinéastes, ses peintres ou ses auteurs sur le marché mondial.. Et ce dédain de la masse ! Cette masse corrompue par la montée de l’individualisme ! Emporté par son dégoût du bas peuple Minc mélange tout. « L’individualisme règne, déplore-t-il : ce sont des individus qui sont désormais élus et non plus des corps, des aristocraties, des clubs. L’opinion veille, adossée au média- monde : ce sont donc les médias qui déterminent désormais les notoriétés et les hiérarchies » (p91).
Mais qui sont ces individus qui agacent tant Alain Minc ? D’un côté il leur reproche de n’en faire qu’à leur tête et de ne plus respecter aucun dogme, aucune ligne directrice, de l’autre il les accuse de ne pas avoir d’idées propres et de n’être que de ridicules marionnettes aux mains des médias, des intellectuels et des hérauts du populisme. Ces individus n’ont même pas le courage d’assumer leur solitude, s’offusque-t-il : il leur faut se rassembler en clans, en tribus, autant d’attitudes communautaristes qui, quand elles sont l’apanage des élites témoignent au contraire de leur force et de leur cohérence. Le message de Minc est, au final, assez clair : laissez-nous, moi et mes condisciples de l’élite, continuer à disposer de tous les pouvoirs, de tous les capitaux (économiques, sociaux, scolaires, culturels, etc.). Laissez- nous continuer à jouir de toutes les libertés, de tous les privilèges aux dépens de la masse qui, elle doit réapprendre à rester tranquille, docile, servile. L’homme du commun n’est qu’un âne qui pense mal, calcule mal, prévoit mal, juge mal. Quand il s’associe avec ses semblables, il ne peut accoucher que d’une pensée boiteuse, corrompue, d’une opinion vulgaire et sans intérêt.
Il y a sans doute beaucoup à dire sur cette question de la masse. L’idéal démocratique n’est sans doute pas sans failles. Une réflexion est à mener dans ce domaine, mais pas en ces termes, pas dans cette logique de haine et de négation de l’autre.
Si le crépuscule des petits dieux signifie la disparition des Alain Minc et de ses épigones, nous devons bien avouer que, finalement, il y a sur cette terre des espèces menacées dont la possible extinction nous apparaît plus attristante.
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°3, février 2006

[1] Termes que Minc reprend dans un entretien accordé au Figaro Magazine (« Quand la France se réveillera », A. Minc et N. Baverez, propos recueillis par S. Le Fol, 14 janvier 2006.

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