LE BOVARYSME

Jules de Gaultier, suivi d’une étude de Per Buvik, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2006


Le 3 novembre dernier [novembre 2005], à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la première parution de Madame Bovary en feuilleton dans la Revue de Paris, une journée d’études organisée par Per Buvik et André Guyaux a eu lieu à la Sorbonne sur le « bovarysme » – notion théorisée, il y a plus d’un siècle, par Jules de Gaultier (1858-1942). Le hasard fait qu’à quelques mois de distance, deux livres de Jules de Gaultier ont retrouvé le chemin des librairies : De Kant à Nietzsche (Ed. du Sandre, 2006) et son ouvrage majeur Le Bovarysme, publié pour la première fois en 1902.
Qui était Jules de Gaultier ? Les informations le concernant sont fragmentaires en raison sans doute de sa longue mise à l’écart, en philosophie comme en littérature. La seule véritable étude consacrée à ce philosophe (avant celle de Per Buvik) remonte à 1912. Intitulée La Philosophie du bovarysme, Jules de Gaultier, elle a pour auteur Georges Palante (Mercure de France ; rééd. Ed. du Sandre, 2005) et ne s’étend guère sur la vie privée de l’écrivain.
Né à Paris en 1858, Jules Achille de Gaultier de Laguionie, malgré ses origines bourgeoises et aristocratiques, et en raison d’un revers de fortune de sa famille, se vit assez tôt obligé de travailler. Employé comme percepteur au ministère des Finances, il voyagea de ville en ville au gré de ses mutations : Paris, Condé-sur-Escaut, Dieppe, Roanne où il termina sa carrière et sollicita sa retraite, par anticipation, en 1919. Déchargé du poids d’une activité professionnelle pour laquelle il ne nourrissait aucun intérêt, il partagea ensuite son temps entre sa maison de vacances en Bretagne et son domicile de Boulogne-sur-mer, où il s’éteignit en 1942.
Assez célèbre en son temps, il publia une quantité impressionnante d’articles dans la plupart des revues importantes de l’époque : Le Mercure de France (dont il tint la chronique philosophique durant quatre années, jusqu’en 1911), La Revue philosophique de la France et de l’étranger, La Revue des idées, Le Monde nouveau, L’Humanité nouvelle, L’Ermitage, La Revue blanche (qu’il quitta au moment de l’affaire Dreyfus, dont il ne fut pas un farouche défenseur). Parallèlement, il fit paraître une douzaine de livres dans lesquels il élabora, dans un style remarquable d’élégance et de précision, une pensée originale et forte, aujourd’hui méconnue.
La notion de « bovarysme » constitue une des clés de voûte de sa philosophie (dont les développements vont néanmoins bien au-delà de cette notion).
Qu’est-ce que le bovarysme ? En 1902, Jules de Gaultier en donne la définition suivante : « pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est » (p. 10). Ce pouvoir accordé à l’homme n’est pas le signe de sa faiblesse ou d’une tendance rédhibitoire à s’évader dans l’imaginaire ou dans le fantasme. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’y a rien de pathologique dans le bovarysme. C’est un état de fait découlant naturellement de l’incapacité fondamentale de l’homme à avoir une connaissance précise du réel. Le fossé qui sépare l’objet de sa représentation est infranchissable, et toutes les philosophies qui se sont évertuées à prétendre le contraire ne nous apportent qu’un unique enseignement : elles sont des témoignages poignants du bovarysme fondamental dans lequel l’humanité toute entière est engluée.
Et pas seulement l’humanité. Jules de Gaultier, en 1909, va plus loin encore lorsqu’il écrit que « toute réalité qui se connaît elle-même se connaît autre qu’elle n’est. Ainsi s’énonce, resserrée en un aphorisme, la notion du Bovarysm » (J. de Gaultier, « Une métaphysique du phénomène », La Société nouvelle, 1909). S’étendant au-delà de la nature humaine, le bovarysme devient ainsi une loi de l’illusion universelle qui interdit de déterminer la moindre vérité absolue, la moindre certitude. L’homme, face au monde, n’a que deux solutions, croire ou contempler : « Croire ! Contempler ! ce double vœu a hanté de tout temps les cervelles philosophiques ; il a partagé le monde des philosophes en deux types rivaux et ennemis : le sacerdoce et l’artiste » (G. Palante, op. cit., p. 18).
Partant de là, Jules de Gaultier accorde une place prépondérante à la sensibilité esthétique et à l’attitude spectaculaire, et il développe une philosophie qui n’est pas sans rappeler celle de Nietzsche, qui écrivait que, « en tant que phénomène esthétique, l’existence nous reste supportable, et l’art nous donne les yeux, les mains, surtout la bonne conscience qu’il faut pour pouvoir faire d’elle ce phénomène au moyen de nos propres ressources » (F. Nietzsche, Le Gai Savoir Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 151). Puisque le monde ne peut pas être objet de connaissance, du moins peut-il être objet de contemplation. Si nous ne pouvons échapper au travers bovaryque, peut-être pouvons-nous néanmoins tenter d’éviter d’en être la dupe. A la suite de Nietzsche, Jules de Gaultier rêve d’un « philosophe artiste », capable de s’élever au-delà du mensonge universel, pour jouir en connaisseur de toutes les manifestations de l’illusion bovaryque.
Notre perception du monde, d’après lui, trouve son équilibre dans la confrontation incessante de deux instincts (qui là encore ne sont pas sans évoquer les idées d’apollinien et de dionysiaque chez Nietzsche), l’instinct vital et l’instinct de connaissance, instincts qu’il définit de la manière suivante : « L’instinct vital s’ingénie simplement à vivre ; il s’adapte, il surmonte les obstacles, tourne les difficultés, trompe l’adversaire, se plie au milieu ou s’insurge contre lui. L’instinct de connaissance analyse, médite, réfléchit, raisonne, apprécie, édifie des systèmes. Penché sur la vie, il la contemple » (G. Palante, op. cit., p. 33).
Il n’y a pas à choisir entre ces deux forces. De toute manière, la victoire définitive de l’une sur l’autre signerait l’arrêt de mort de toute réalité possible. Toute la latitude laissée au libre arbitre consiste principalement à essayer de trouver l’équilibre le plus idéal possible entre ces deux instincts afin d’aboutir à un degré de stabilité permettant de porter sur le réel un regard lucide et mesuré.
Certains ne verront dans la philosophie de Jules de Gaultier qu’un prolongement du pessimisme schopenhauerien ou un énième avatar du « tout est vain » cher à des auteurs comme Cioran. Et c’est un fait que le théoricien du bovarysme ne tente rien pour rassurer son lecteur. Il l’abandonne sans aucun scrupule dans un monde débarrassé de toute idée de raison, de vérité ou de liberté. Il fait table rase de toutes les croyances rationalistes et de tous les modes de penser à visée positiviste. Seuls les plus forts, ceux qui, là encore, dans une logique toute nietzschéenne, ne craignent pas d’aller danser sur les crêtes qui surplombent l’abîme, peuvent accepter toute la cruauté, tout le tragique, mais également toute la grandeur et la beauté de ses conclusions.
Espérons que Jules de Gaultier retrouvera une place dans l’histoire de la philosophie française. Sa pensée lucide, sa logique implacable, sa langue riche et claire, son refus des pensées toutes faites, des téléologies faciles et des métaphysiques utilitaristes, font de lui un respectable disciple de Nietzsche, de Schopenhauer et des grands moralistes français dont il perpétue la tradition. Difficile de savoir si Jules de Gaultier est un penseur « majeur », mais ce qui est sûr, c’est qu’il fut un très grand empêcheur de penser en rond, et que cette race de penseurs, bêtes noires des philosophes académiques et des universitaires bien-pensants, fait cruellement défaut de nos jours.
Stéphane Beau
Revue Critique n°720, mai 2007

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