LE CULTE DE LA CHAROGNE
Albert Libertad, préface d'Alain Accardo, postface de Gaetano Manfredonia, Editions Agone, 2007

Cette recension pourrait presque commencer comme une chanson de Gainsbourg (interprétée par Birkin) : Disparus Han Ryner, Émile Armand, Jean Grave et Hem Day ; idem Zo d’Axa, Élisée Reclus, Maurice Imbard, Manuel Devaldès… Oubliés, mis au ban du monde éditorial et seulement lisibles, pour la grande majorité d’entre eux, dans des centres de documentations poussiéreux, à l’occasion de rares retirages confidentiels et destinés aux initiés, ou sur le net grâce au travail acharné de quelques passionnés qui ont compris que le jour où ces noms là auront totalement disparu de notre univers idéologique et littéraire, il n’y aura plus grand-chose de bon à attendre de l’humanité.

Disparus, évincés, sans doute parce qu’ils ne représentent pas, comme l’écrivait Albert Libertad en 1905, un modèle d’écrivain « avec lequel les gens de plume peuvent se sentir quelque solidarité ». Trop crus, pour certains, trop indépendants pour la plupart, guère soucieux de créer une œuvre ou d’obtenir la reconnaissance de leurs pairs, ils ont tous vécu dans le présent, loin des honneurs, juste attachés à accorder au mieux leur vie et leur façon de penser et à tirer les oreilles de leurs contemporains.

C’est une excellente compilation d’articles d’Albert Libertad justement,– de son vrai nom Albert Joseph (1875-1908),– que les éditions Agone rééditent aujourd’hui, compilation précédée d’une vibrante préface d’Alain Accardo qui rend hommage à tous ces combattants de l’ombre qui, malgré toutes les incohérences du système, toutes les hypocrisies, toutes les lâchetés, continuent à clamer leur saine colère et à réclamer la justice.

Alain Accardo a-t-il raison de craindre que cette réédition soit perçue « par nos augustes modernes, à supposer qu’ils y prêtent attention, pour l’exhumation archéologique de vestiges poudreux témoignant d’une vision primitive et complètement périmée de la réalité sociale » ? Je n’en sais rien. J’ai presque envie de dire : non, hélas ! Car il n’y a rien de poussiéreux dans les écrits de Libertad, rien de périmé. Presque chacune de ses critiques de la réalité sociale peut être reprise aujourd’hui sans en changer un mot.

Dans une langue parfaitement maîtrisée et avec un style allant de l’humour le plus grinçant à l’éloquence la plus véhémente il n’a de cesse de répéter son espoir en un monde peuplé d’hommes libres et respectueux les uns des autres. L’écriture est pour Libertad une arme de combat. Pas question pour lui « d’écrire pour écrire – pour subvenir à ses besoins de luxe –, faire chatoyer son style de mots rutilants, gonfler de paroles sonores des phrases creuses, être obscur pour paraître profond, cacher le vide de ses idées sous le manteau du scepticisme ou de l’amère désillusion, bien jouir de la vie et jouer les misanthropes… ce sont choses maintenant fort à la mode ». Non. Juste dire les choses telles qu’elles sont, sans craindre de choquer, aller au bout de ses raisonnements sans se laisser influencer par qui que se soit.

Son objectif ? Dénoncer toutes les hypocrisies, toutes les injustices, toutes les faussetés politiques, renverser toutes les idoles, qu’elles soient religieuses ou laïques : l’État, l’armée, la République, la démocratie… Tout le monde en prend pour son grade, les puissants comme les anonymes, l’homme de la rue, « l’honnête ouvrier », esclave docile, « bétail électoral » ; les « votards » comme les rois (ses envolées sur Alphonse XIII, le roi d’Espagne sont à ce titre exemplaires : « La couronne encercle ton front comme le carcan enserre le cou du bagnard. Tu n’es plus un homme, tu es un numéro toi aussi : le numéro 13 »).

Au fil des articles (qui constituent d’ailleurs un ensemble parfaitement cohérent), il tisse sa définition de l’anarchie en tant que « philosophie du libre examen, celle qui n’impose rien par l’autorité et qui cherche à prouver tout par le raisonnement et l’expérience ; celle qui ne fait intervenir aucune entité ; aucune idée subjective dans sa dialectique, celle pour qui la loi, implacable jusqu’ici, des majorités ne saurait exister devant l’unité qui a raison et qui le prouve ». Définition de l’anarchisme qui, par son rejet des grégarismes et des logiques d’embrigadement, exprime sa rupture fondamentale avec le socialisme alors en plein essor. Idéal anarchiste qui, « contre les bergers, contre les troupeaux », prend parfois des accents de manifeste individualiste : « l’anarchisme intéresse l’individu, non seulement en face de la collectivité, mais en face de lui-même. L’anarchisme ne s’adresse pas au citoyen mais à l’homme ».

Signalons, pour finir, la qualité du travail éditorial des éditions Agone qui ne se contentent pas de nous offrir le texte brut des articles de Libertad, mais ont pris le soin de l’entourer de deux avant propos (la préface d’Alain Accardo et une note introductive de l’éditeur, Charles Jacquier) et d’une postface (signée Gaetano Manfredonia) qui en éclairent très avantageusement la lecture. Le glossaire des noms et des publications ainsi que l’index des noms cités viennent intelligemment compléter l’ensemble.

Stéphane Beau

La Presse Littéraire n°9 mars 2007

1 commentaire:

  1. L'anarchie est une affaire personnelle, strico sensus... pas une affaire politique, pharmaceutique, administration de libertés ! les gens s'en tapent de ça, ils veulent du maître et de la sécurité, des lois bien dures, et du pognon... quand y a tout ça, ils veulent du cul !
    et des passe-temps.

    L'anarchie n'a rien à voir avec les internationales et les rouge et noir, c'est une escapade solo, filoute, rusée, l'air de rien.

    CIAO

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