FASCISME ET LITTERATURE PURE, LA FABRIQUE D’ERNST JUNGER

Michel Vanoosthuyse, Editions Agone, 2005


Retour sur un livre que j’ai raté, à sa sortie en 2005, et dans lequel l’auteur, qui ne supporte pas le vernis de respectabilité que Jünger a su acquérir au fil du temps, s’attache à nous démontrer que l’illustre auteur des Falaises de Marbre est toute sa vie resté un individu ambigu et dangereux.

Paradoxalement, et bien que je compte Jünger parmi mes auteurs préférés, j’aime bien ce genre de livre qui, venant poser le doigt là où ça fait mal, nous oblige à penser un peu plus loin que le bout de notre nez, et à nous écarter des idéalisations hagiographiques dans lesquelles nous nous complaisons parfois trop facilement.

Jünger est un auteur complexe, difficile à cerner. C’est ce qui fait son charme à mes yeux et je dois bien avouer que m’agacent prodigieusement certains de ses défenseurs qui ne peuvent même pas admettre que l’on pose la question de sa proximité avec le nazisme, du caractère ambigu de sa position pendant la seconde guerre mondiale ou de la manière dont il se décharge peut-être un peu trop facilement d’une éventuelle responsabilité vis-à-vis des crimes commis par les allemands. C’est d’ailleurs avec une certaine justesse que Michel Vanoosthuyse précise que « le culte de Jünger pratique une forme de terrorisme intellectuel consistant à inverser les rôles : critiquer Jünger, c’est donner dans l’idéologie partisane et être l’attardé malhonnête d’un complot. Les célébrants sont dans la vérité. Procédure d’intimidation qui met toute interrogation au compte des inventions de la haine ». Et effectivement, ce n’est pas parce que je reconnais de réelles qualités à Jünger que je dois fermer les yeux sur ses faiblesses.

La première partie du livre de Michel Vanoosthuyse est quasiment irréprochable. Appuyant ses analyses sur les articles politiques publiés par Jünger entre 1919 et 1933 (articles seulement réédités en 2001 en Allemagne et encore non traduits en France) ainsi que sur sa lecture du Travailleur, il nous démontre, d’une manière assez pertinente, que le discours du « premier » Jünger, le nationaliste et belliciste auteur d’Orages d’Acier, se rapproche régulièrement et dangereusement de l’idéologie nazie.

Oui, le « premier » Jünger est parfois difficile à suivre. Son apologie du guerrier, sa glorification de la technique et sa vision très déshumanisée du « travailleur », sont à considérer avec méfiance. Et si son activité d’homme de lettre s’était arrêtée en 1930, il y aurait fort à parier que plus personne ne le lirait aujourd’hui. Mais voilà, Jünger a continué à écrire. Et il a continué à développer une réflexion sur la réalité de la condition humaine parfaitement digne d’intérêt. Certes, à partir du Cœur aventureux (la version de 1929 et à plus forte raison celle de 1938), Jünger change de ton. Le chef de troupes d’assaut veut devenir homme de lettres. Son discours s’élabore. Ses positions, sur la technique par exemple, changent assez radicalement : il prend acte du fait que les machines qui devaient servir à régénérer le monde ont contribué à le détruire. Le soldat discipliné et servile a cédé la place à l’arnaque. Celui qui ne rêvait que de combats, de chaos et de sang passe maintenant le plus clair de son temps à discuter culture et à attraper des papillons…

C’est à partir de là que l’étude de Vanoosthuyse commence à déraper. Impossible pour lui d’admettre que l’évolution de l’écrivain allemand puisse être – ne serait-ce qu’en partie – sincère et honnête. Alors qu’il jugeait avec une louable objectivité le Jünger des premiers temps, il n’a bientôt plus qu’une obsession : prouver que, jusqu’à la fin, ce dernier est resté le nationaliste belliciste du début et que toute son œuvre, à partir du Cœur aventureux, peut être lue comme une manœuvre malhonnête de reniement et d’effacement de ses erreurs passées.

Bien sûr que Jünger n’est pas un être parfait, un homme pur et incapable de vils calculs (personnellement je n’ai jamais rencontré d’individus appartenant à cette espèce). Qu’il ait préféré, dans la seconde partie de sa vie, prendre quelque distance avec certains de ses textes passés dont la tonalité était discutable, où est le problème ? D’ailleurs, s’il avait décidé de les revendiquer, Vanoosthuyse le lui aurait également sans doute reproché ! Autre critique : il n’a pas assez justifié l’évolution de sa pensée sur la question de la technique ou sur sa francophobie devenue, avec le temps, francophilie ! Et alors, un écrivain doit-il forcément justifier tous ses propos ? Idem pour la question de sa responsabilité dans les événements de la seconde guerre mondiale. Il n’aurait pas assez clairement condamné Hitler et les crimes nazis, les génocides, l’invasion de la Pologne… Oui, c’est un fait. On aurait aimé qu’il adopte, sur ces questions, des positions moins évasives, plus tranchées. Il ne l’a pas fait et c’est regrettable, mais cela ne retire rien ni à la qualité de sa prose ni à la profondeur de ses questionnements sur la question de l’engagement tels qu’il a pu les développer ultérieurement dans ses essais (Le Traité du rebelle) ou dans ses romans (Eumeswill).

Et puis, pourquoi prendre le problème dans ce sens ? Car après tout, il faut être réaliste, même si sur certains points Jünger n’a pas su être à la hauteur de ce qu’on aurait attendu de lui, force est d’admettre que l’on ne trouve pas non plus de véritables fantômes au fond de son placard. Pourquoi Michel Vanoosthuyse ne se demande-t-il pas plutôt pourquoi Jünger, dont il considère qu’il était très proche idéologiquement des nazis n’a pas franchi le pas et n’a pas pris sa carte du parti ? Compte tenu de ses états de service et de sa réputation il aurait pu briguer tous les honneurs. Et pourquoi, en pleine guerre a-t-il écrit les Falaises de Marbre roman qui, même si Vanoosthuyse s’attache à nous démontrer (non sans peine) qu’il peut être lu dans une optique « nazie », pouvait également être perçu comme étant une critique d’Hitler et de sa politique. « Le Grand Forestier », ce n’est pas Hitler nous dit Vanoosthuyse, mais Staline et les atrocités dénoncées ne sont pas celles commises par les nazis mais par les bolcheviques… Peut-être, mais dans ce cas, et compte tenu du contexte, s’il avait voulu condamner les crimes russes, Jünger avait tout intérêt à le faire de manière nettement plus explicite, ce qu’il n’a pas fait. Pourquoi ? Sur ce point, silence radio de Michel Vanoosthuyse.

La haine occupe beaucoup trop de place dans cette étude. L’auteur n’aime manifestement pas Jünger qu’il qualifie tout à la fin de « sous Heidegger » et de « rejeton attardé de la misère allemande »  : c’est son droit mais cela l’entraîne finalement à tout lui reprocher à tort et à travers : son immobilisme quand il est resté fidèle à ses idées ; son instabilité quand il a changé d’avis. Tout devient sujet à caution : le fait qu’il aime les femmes, les livres, les balades, le bon vin… tout est réinterprété en termes de calculs et d’égoïsme vulgaire.

Bref, voici une étude qui aurait pu être brillante mais qui a préféré délaisser l’analyse pour la condamnation. C’est dommage car il y a de bonnes pages dans le livre de Michel Vanoosthuyse qui mérite d’être lu, ne serait-ce que pour la première partie.

Stéphane Beau

Le Grognard n°2, Juin 2007

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