LA FACULTE DES CHOSES

Denis Grozdanovitch, Editions Le Castor astral, 2008


Tiens, Denis Grozdanovitch s’offre une parenthèse poétique ? Après tout, il a bien le droit de faire une petite pause... » Telle fut, je l’avoue, ma première – et ô combien vile – pensée en parcourant à la hâte les pages de La Faculté des choses. Grossière erreur d’appréciation qui s’écroulera d’elle-même, quelques secondes plus tard, dès ma lecture des premières strophes du recueil.
Non : La Faculté des choses ne constitue pas une « parenthèse » dans le parcours de Denis Grozdanovitch, car ce n’est en aucun cas un de ces petits volumes contingents et anecdotiques qui, s’intercalant entre les ouvrages majeurs des grands auteurs, viennent d’une certaine manière « gonfler » leurs bibliographies. Bien au contraire: Denis Grozdanovitch nous offre là un livre à part entière, un très grand livre, peut-être même, à mon sens, l’un de ses meilleurs.
Les thèmes abordés par l’auteur n’ont certes rien d’originaux : ils ont été brassés et re-brassés des milliers de fois par des générations de poètes : la nostalgie de l’enfance, le temps qui s’enfuit, les saisons qui défilent, la mort qui guette... Mais c’est là tout le mérite de Denis Grozdanovitch que de parvenir à tirer une fois de plus de cette thématique quelque peu éculée des pépites inédites et des impressions nouvelles. Ce qui surprend le plus, peut-être, c’est l’incroyable sagesse qui émane des pages de La Faculté des choses. On connaissait le Denis Grozdanovitch espiègle, joueur – aimant aussi bien jouer avec les mots qu’il couche sur le papier qu’avec les lecteurs qu’il devine. On le découvre là, « observateur mélancolique », comme il se définit lui-même, presque sans fard, sans esbroufes ni effets de manches superflus, trouvant tout naturellement sa place entre sincérité et pudeur, profondeur et retenue, nostalgie et espoir, fragilité et sécurité (bon nombre de poèmes jouent d’ailleurs sur cette opposition entre l’intérieur douillet, chaleureux mais sans surprises et l’extérieur humide, froid, à la fois inquiétant et terriblement prometteur). Parmi les thèmes qui dominent, au fil de ces vers qui s’écoulent avec une limpidité exemplaire, on retrouve bien sûr ce questionnement sur le rapport entre la réalité et l’illusion qui est cher à l’auteur, et sur la nature de ces rares et fugaces instants où l’on se sent en phase, en communion avec le monde qui nous entoure : sur ces moments, entre le sommeil et l’éveil, où les choses qui nous environnent n’ont pas encore retrouvé leur pleine stabilité et s’imposent à nous dans toute leur étrangeté ; sur ces instants si rares où, en un éclair, tout nous apparaît mystérieusement en place. « Et ce fut tout à fait comme si pour un bref instant / s’inscrivait avec une grâce désuète dans l’azur / le blason héraldique d’un ancien monde déchu. » « Sans doute touchons nous là par ces nuits fatidiques / au ressort secret / qui actionne la fameuse Roue du monde. » Mais cette communion avec les choses ne peut se faire qu’au prix d’un détachement, à la fois doux et douloureux, ne peut se réaliser que par le biais d’une extraction de nous-mêmes qui fait de nous des spectateurs condamnés à assister, impuissants, au propre spectacle de notre vie : « J’ai soudain l’impression comme dans une toile de Chagall / que ma pauvre existence de ce soir / tournoie mélancoliquement sur elle-même en plein ciel / au rythme lancinant de l’obsédante rumeur urbaine. »
Bref, beaucoup d’humanité et de tendresse dans ce livre de Denis Grozdanovitch qui porte sur la grandeur et sur l’absurdité de la vie de l’homme un regard à la fois sans concession et pourtant chargé d’une infinie douceur.
Stéphane Beau
Le Magazine des livres n°12, octobre 2008

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