AL

Agnès Clerc, Editions du Seuil, 2008

BOIRE

Fabienne Swiatly, Editions Ego comme X, 2008


Sentiments particulièrement confus, au sortir de Al, le dernier roman d’Agnès Clerc. L’auteure est attachante ; sa sensibilité est évidente, sa fragilité est touchante et l’on sent au fond d’elle une sincérité profonde et indéniable. Et pourtant, son livre sonne incroyablement faux ! On a l’impression, en se traînant au fil des pages, d’être tombé par mégarde dans un vieux téléfilm américain des années 1980, au milieu de punkettes de pacotille piochées dans les premiers clips de Madonna, ou dans quelque autre film cultissimement kitsch de l’époque (du genre La Lune dans le caniveau ou autre grand nanar du même acabit). Je sais bien que les années 1980 reviennent à la mode, mais ce n’est pas une raison pour n’en garder que le pire travers : le goût immodéré du toc, de l’artifice, du sur joué. Prenons l’exemple du style d’Agnès Clerc, ce style très travaillé, ciselé, léché et tellement construit qu’il en a perdu presque toute vie. Certes, d’un point de vue purement branchouille, il faut bien admettre que c’est un « putain de style » qui sent bon l’écrivain qui sait qu’il est écrivain et qui a bien envie que personne ne l’oublie : la langue est brassée dans tous les sens, les phrases sont disloquées, les néologismes se mêlent aux anglicismes... Pourquoi pas ? me direz-vous : certaines écritures désarticulées ne manquent pas de charme... C’est exact, seulement ce n’est pas une recette miracle. Et en l’occurrence, dans Al, le miracle n’opère pas. La langue trafiquée d’Agnès Clerc n’apporte rien à l’histoire qu’elle nous narre. Ou, à la limite, si : elle en accentue le ridicule – mais je doute que ce dernier effet soit volontaire de la part de l’auteure.
Le portrait qu’elle nous dessine de cette jeune femme à la dérive, l’héroïne du livre, de son combat pour l’absolu, de son cheminement avec l’alcool, tout cela aurait pu être touchant; aurait « dû » être touchant. D’où ma frustration de lecteur en constatant que jamais, finalement, Agnès Clerc ne laisse réellement la parole à cette femme qui a sans doute tant de choses à nous dire, préférant l’enfermer dans un univers de poses et de faux semblants, dans un décor convenu et sans âme.
Et puis il y a l’alcool, l’autre héros du livre, l’alcool qui, réduit à ses deux premières lettres « Al » se personnalise, devient un compagnon de route à part entière. Et là encore, difficile de ne pas s’agacer en lisant la prose d’Agnès Clerc. Je sais bien que l’alcool est le paradis du mensonge, de l’artifice, du maquillage, de l’art de l’esquive, que la vie du buveur n’est qu’un jeu de dupe avec soi-même, avec les autres, un jeu de masques que l’on change à chaque fois que l’étau se resserre, que la façade se fissure et que les doigts accusateurs se multiplient. Il y avait là une belle opportunité de dresser un puissant parallèle entre ces courses en avant mensongères qui constituent aussi bien le quotidien du buveur que celui de l’écrivain. Mais cela aurait nécessité un détour par un second degré qui manque hélas cruellement dans le livre : Agnès Clerc a préféré s’en tenir aux clichés les plus éculés sur l’alcool qui, de Baudelaire à Bukowski, nous chantent les louanges d’un alcoolisme élitaire, partenaire obligé des plus grands génies perpétuellement en lutte contre leurs démons intérieurs. Seulement, l’alcool n’a rien à voir avec le génie. Certains grands auteurs ont été alcooliques, c’est exact; certains alcooliques essayent également de donner à leur addiction une dimension « esthétique » : le résultat est généralement des plus pathétiques.

En fait, si vous voulez lire un vrai bon livre sur l’alcool, oubliez Al et plongez vous plutôt dans Boire de Fabienne Swiatly, autre nouveauté de la rentrée littéraire qui bénéficiera d’une médiatisation probablement bien plus modeste. Boire est aux antipodes de Al. Dans les deux cas, pourtant, l’héroïne est une femme ; dans les deux cas on boit sec, on souffre, on tombe, on saigne parfois, on vomit beaucoup – et oui, c’est aussi ça la réalité de l’alcool ! Mais contrairement à Agnès Clerc, Fabienne Swiatly nous brosse un tableau sans fard, sans chichis, de la manière dont l’alcool parvient à s’infiltrer dans une vie et à en prendre possession. Son héroïne est une femme ordinaire qui déroule devant nous, dans un style impeccablement dépouillé, les étapes de sa vie de buveuse.
Fabienne Swiatly sait éviter avec une grande intelligence tous les écueils du genre : son livre n’est jamais racoleur, jamais larmoyant. Son discours est chargé de violence, de souffrance, de désespoir, mais il est en même temps empreint d’une très grande pudeur et d’un très grand respect pour l’humain, quel qu’il soit et quelles que soient ses faiblesses. L’alcool dont elle nous parle n’est pas ce personnage mystérieux et troublant, cette espèce de prince noir au sourire dangereusement séduisant qui hante les pages du roman d’Agnès Clerc. Non, l’alcool est tout simplement une saloperie qui transforme la vie du buveur en combat quotidien : un combat sans gloire qui se mène souvent dans l’ombre et qui se gagne difficilement.
Pourtant, même si l’héroïne de Boire est une femme parfaitement ordinaire, issue d’une famille ouvrière, et si son parcours ressemble sans doute à celui de dizaines de milliers d’autres (tout le monde n’a pas la chance de promener son alcoolisme d’artiste un peu partout dans le monde), elle n’en est pas moins, au final, une femme beaucoup plus originale, lucide, et attachante que l’héroïne de Al, qui ne parvient jamais à se dépêtrer des clichés et des stéréotypes mondains dans lesquels elle est emprisonnée.
Stéphane Beau
Le Magazine des livres n°12, octobre 2008

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire