LE CULTE DE LA PERFORMANCE
Alain Ehrenberg, Hachette Pluriel 1995
J’ai repoussé durant de longues années la lecture des livres d’Alain Ehrenberg. Je ne sais pas pourquoi (à cause de ses titres, peut-être, trop clinquants), je m’étais mis en tête qu’ils ne devaient contenir, une fois de plus, qu’un ramassis de lieux communs sur les méfaits de l’individualisme, aussi bien pour la société que pour les individus eux-mêmes. Et je m’étais trompé. Le culte de la performance est tout sauf un ramassis de lieux communs.
A partir de l’observation de trois univers particuliers : le monde du sport, le Club Med et le monde de l’entreprise, Ehrenberg s’attache à mieux comprendre ce que veut dire « être un individu » dans une société de type démocratique et égalitaire (et inversement, ce que veut dire être égaux et démocrates dans une société individualiste).
Son étude du monde sportif est, à cet égard, très instructive car elle démontre clairement à quel point les idées d’égalitarisme et d’individualisme sont indissociables. Elles se construisent l’une par rapport à l’autre, parfois en bonne intelligence, parfois en s’opposant, et tout cela n’est pas sans nous renvoyer aux réflexions de Palante sur la manière dont l’individu s’inscrit dans la société à partir de logiques d’imitation de différenciation à la fois complémentaires et opposés.
Ehrenberg pose le principe suivant : « Nous les modernes, nous croyons à l’égalité, mais nous savons aussi que la société est organisée hiérarchiquement et qu’elle produit constamment des inégalités ; nous disposons de toutes sortes de récits, avec lesquels nous vivons quotidiennement et auxquels nous pensons sans y penser, qui résolvent cette contradiction insurmontable. Ils caractérisent le sens commun égalitaire ». (p.19)
Dans la compétition sportive par exemple, la sensibilité égalitaire (nous sommes tous pareils) se marie sans problème avec l’idée individualiste, voire élitiste (que le meilleur gagne). Et c’est justement parce que nous sommes tous « pareils » qu’il est normal et juste que le meilleur gagne. Dans le monde du sport, les différences se justifient par l’égalité. On ne finit par dépasser les autres que parce que l’on s’est dépassé soi-même. Et le plus étonnant c’est que même ceux qui, ordinairement, rejettent (en vrac) les idées de lutte, de concurrence, de marché, de libéralisme, de nietzschéisme, d’élitisme etc., respectent en général sans aucun problème la « beauté du sport ». Comment expliquer cela ?
Ehrenberg nous propose, à ce sujet, quelques pistes : « Le sport est un monde de rapports tranchés par la force et dans la règle. Il réconcilie ce que toute une tradition de la philosophie politique a constamment opposé : la force et le droit ». (p89) Quelques pages plus loin, il précise : « Le spectacle sportif n’est pas la représentation (trompeuse ou non, peu importe) d’une réalité, mais la traduction d’un imaginaire. Il ne cache rien, il nous rend visible l’invisible, le fait paraître. Il n’est pas l’image d’un réel, mais ce qui transforme de l’imaginaire (en l’occurrence, le rapport social idéal dans une société individualiste qui privilégie l’égalité aux dépens de la hiérarchie) en image, ce qui est tout autre chose. L’expérience a beau démontrer que la vie est injuste pour le plus grand nombre, que la "reproduction" ça existe, l’imaginaire n’en reste pas moins vrai. » (p93)
Les trois parties du livre sont de valeurs un peu inégales. L’étude du Club Med (qui accorde une large part à l’historique du Club), est en deçà des deux autres, même si sur le fond, l’idée était originale d’utiliser cet exemple pour démontrer que la construction individuelle n’est pas obligée de se faire dans le cadre de la compétition (sociale, politique, sportive, économique…), mais qu’elle peut prendre la forme d’un développement hédoniste de soi (développement qui a connu un essor important avec la naissance de la consommation de masse). S’individualiser par la consommation et non plus par l’action, s’émanciper dans le paraître plutôt que dans l’être, consommer massivement pour se définir individuellement : tout cela est paradoxal et important, mais les analyses d’Ehrenberg, dans cette partie, nous laissent hélas sur notre faim.
Dans la troisième partie de son livre, Ehrenberg s’attaque au modèle du monde de l’entreprise et à l’image de l’entrepreneur. Ses analyses sur le fait qu’aujourd’hui chacun est sommé de devenir le petit entrepreneur de « soi-même » ne manquent pas d’intérêt et évitent globalement les pièges d’une condamnation facile et gratuite de la société.
Il pose également l’hypothèse que cette sommation à être « soi-même », à être pleinement responsable de ses actes génère des troubles importants aussi bien individuellement (prise de produits dopants, d’antidépresseurs etc.) que collectivement (retour de logiques communautaristes, tribalisme, montée du FN etc.). Cette hypothèse, à laquelle on ne peut toutefois pas apporter une réponse aussi simple que cela est intéressante pour nous autres, lecteurs de Palante, de Nietzsche et d’autres auteurs « individualistes » qui invitons généralement les hommes et les femmes à tendre vers la pleine réalisation d’eux-mêmes sans toujours songer aux effets pervers provoqués par cet incitation.
Les (quasi) dernières lignes du livre résument assez bien la logique globale de l’ouvrage : « Les discours qu’on tient aujourd’hui sur l’individu libéré (par la mode, le sport, la publicité, sa vie professionnelle, etc.) ne sont donc ni plus vrais ni plus faux que ceux que l’on tenait auparavant sur les masses aliénées (par ces même facteurs). Ils signalent – et c’est là seulement que réside leur intérêt – des déplacements généraux de la sensibilité égalitaire, de ce que signifie aujourd’hui être égal dans nos rapports à nous-mêmes, à l’autre comme au monde ». (p.286)
Quelques points de discussion nous viennent à l’esprit à la fin de notre lecture.
Commençons par une petite critique. Ehrenberg, dans son étude du monde sportif part de l’idée qu’il faut tordre le cou au cliché qui veut que le sport soit une forme d’opium du peuple : « Au risque de passer pour un donneur de leçons, on affirmera que la thèse de l’opium du peuple est le sous-produit d’une rationalité politique pauvre, qui fait du prolétaire une marionnette prise à tous les pièges que lui tendent ses "ennemis" et réduit la politique à un ensemble de manipulations ». (p.32) Ce qui ne l’empêche pas de conclure, page 94, que « le sport est ainsi une des nuances de la sensibilité démocratique. Une nuance dérisoire, mais importante. Comme un mensonge qui dirait la vérité ». Que recherche-t-on, alors, dans les images que nous renvoie la compétition sportive : des vérités ou des illusions ? La question n’est pas tranchée.
Autre petite limite : la dimension « spirituelle » (et intérieure) de la démarche individualiste est complètement mise de côté par Ehrenberg. La démarche individualiste ne peut pas se définir uniquement au travers d’une recherche de type identitaire. C’est également un cheminement intellectuel, spirituel, philosophique très personnel, cheminement qui vise à poser les assisses de nos propres valeurs, de nos propres désirs, du sens que nous donnons à notre vie, à la manière dont nous vivons, etc. Cette quête n’exclut pas la concurrence et la compétition avec autrui, elle n’exclut pas les processus d’imitation/différenciation qui se jouent dans les phénomènes de consommation, mais elle n’en est pas moins essentielle.
Sans doute qu’une bonne partie des « malaises » générés par l’individualisme concurrentiel, compétitif et consommatoire pourraient être atténués, voire effacés par les effets positifs de la dimension spirituelle de l’individualisme (redonnant ainsi quelques lettres de noblesse à l’être contre le paraître).
Stéphane BeauSite Georges Palante, 2004
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