LES COMPLAISANTES : JONATHAN LITTELL ET L’ECRITURE DU MAL
Edouard Husson et Michel Terestchenko, Éditions François-Xavier de Guibert, 2007

Les Bienveillantes ont déjà généré un nombre incalculable de réactions, pour les louer ou pour les condamner ; pour crier au génie ou pour hurler au scandale, à l’imposture, à l’intolérable... Curieux concert, où les arguments les plus bas côtoient parfois les explications les plus dignes. Étonnante mêlée dans laquelle Édouard Husson et Michel Terestchenko ont choisi de se jeter à leur tour.
Leurs Complaisantes ne le sont bien entendu pas avec Jonathan Littell qu’ils tiennent pour un individu suspect, pas plus que pour son livre qu’ils qualifient de « monstrueux canular » (p.24). Révoltés par l’œuvre de Littell auquel ils ne trouvent aucune circonstance atténuante, les deux auteurs ont décidé de prendre la plume pour démontrer à quel point il faut être vil et pervers, non seulement pour écrire un tel livre, mais également pour éprouver un quelconque plaisir à le lire. Leur argumentation n’échappe pas, il faut bien l’admettre, à certains travers fréquents dans ce genre d’ouvrage : à trop vouloir enfoncer le clou, on fait parfois feu de tout bois et on enferme dans le même sac les démonstrations les plus décisives avec les arguments les plus fragiles.
Heureusement, Husson et Terestchenko ont l’intelligence de ne pas s’attarder trop sur deux des points qui ont été beaucoup trop reprochés à Littell : la qualité – ou l’absence de qualité – de son style, et ses approximations dans la reconstitution historique de son récit. Le premier point ne peut de toute façon relever que de la pure subjectivité, et le second de l’anecdotique (qu’on me cite en effet un roman ou un film, dont l’action se déroule dans un temps historique quelque peu reculé, et qui ne recèle pas un ou deux anachronismes, une ou deux erreurs caractérisées : un romancier n’est pas un historien).
Plus discutable est la méthode choisie par les deux auteurs de s’efforcer de dénoncer les faiblesses du roman de Littell en le comparant à d’autres livres. Étrangement, Husson et Terestchenko sont même d’accord pour écrire dans leur préface que leur approche est discutable : « Nous ne postulons pas que les œuvres littéraires doivent être comparées les unes aux autres. » Ce qui ne les empêche pas de consacrer l’essentiel de leur travail à ce type d’exercice.
Certaines comparaisons sont d’ailleurs tout à fait pertinentes : celles avec Les Vestiges du jour de Kazuo Ishiguro ou avec Élisabeth Costello, huit leçons de J.M. Cœtzee qui mettent en valeur d’autres moyens de parler de l’horreur, de l’intolérable, de l’obéissance aveugle aux ordres, du sentiment du devoir, de la question de la dignité humaine sans faire étalage de la violence la plus crue et des images les plus insoutenables.
D’autres parallèles sont nettement plus discutables : ainsi, ceux qu’ils dessinent entre les écrits de Littell et ceux de Sade et de Jünger notamment. Non pas que l’on ne puisse effectivement, ici, trouver des similitudes troublantes. Mais ce n’est pas en démontrant qu’il y a dans les livres de ces deux derniers auteurs des idées et des positions discutables, voire condamnables que cela rajoute – ou retire – quoi que ce soit au travail de Littell. Jeter l’anathème sur un auteur qu’on n’aime pas sous prétexte qu’il nous rappelle un autre auteur qui n’a pas non plus l’heur de nous plaire reste un procédé étonnamment léger.
La conclusion des Complaisantes est également très décevante : tellement soucieux de prouver définitivement que tout ne peut pas être dit et que tout ne peut pas être écrit, Husson et Terestchenko se trouvent obligés d’invoquer une vision du Mal surprenante de la part de penseurs de ce niveau, vision qui oscille entre un satanisme mystique que même l’Église n’évoque plus depuis bien longtemps, et de mauvaises réminiscences cinématographiques de Démons réveillés par des héros maladroits dans des maisons hantées ou dans des cimetières lugubres. Tout cela pour en arriver à l’idée que Les Bienveillantes ne doivent pas être jugées sur « des critères esthétiques, ni même d’ordre éthique », mais sur des bases « de nature proprement théologiques ou plutôt démonologiques » (p.239). Littell devient ici le modèle du « romancier qui s’aventure dans ces territoires de l’horreur – la cave où furent pendus les conjurés du complot contre Hitler ou, ajoutons nous, les fosses communes d’Ukraine – réveillant le génie du mal qui s’y déchaîna, pour le faire sortir imprudemment de la bouteille du passé dans lequel il était retenu captif et où il aurait dû rester enfermé » (p.241).
Cette conclusion est d’autant plus décevante qu’elle propose des réponses risibles à des questions réellement dignes d’intérêt, questions que Husson et Terestchenko posent pourtant avec beaucoup de clarté et d’intelligence. Celle-ci par exemple : « Que faire de ces romans qui, tel Les Bienveillantes, diminuent et dégradent notre humanité, qui font appel, non pas au meilleur de nous même, mais au pire ? » (p.225) Ou celle-là, encore, qui est effectivement essentielle : « Si la lecture des Bienveillantes suscite une impression irrépressible de malaise, voire de répulsion, il est tout à fait invraisemblable que telle ait été l’intention de l’écrivain. Une intention qui constituerait une espèce d’auto réfutation de son propre travail, nous appelant non pas à suivre son personnage mais à nous en détourner, c’est-à-dire à cesser tout simplement de lire ce roman. C’est une quasi absurdité logique de penser que le dégoût du livre puisse constituer son projet initial et secret, le projet de nous faire passer une espèce de “test crucial” : allez vous aimer ce récit ou le détester ? Aurez-vous l’intelligence “morale” de ne pas être pris au piège de ces descriptions ? Êtes-vous assez conscients de vos tendances voyeuristes pour ne pas y succomber ? Aurez-vous, en somme, assez de liberté de jugement pour cesser la lecture de cette narration ? » (p. 149).
De la même manière, Husson et Terestchenko mettent le doigt sur quelque chose de fondamental lorsqu’ils nous invitent à effectuer une lecture croisée entre le livre de Littell et les très dignes travaux du père Patrick Desbois qui s’attache depuis des années à recueillir les témoignages des survivants, des témoins ou des participants aux massacres ukrainiens. Si l’objectif était de dénoncer l’horreur, de rappeler la fragilité et la complexité de la condition humaine, n’y avait-il moyen de le faire autrement qu’en accumulant des pages et des pages de descriptions souvent gratuites de scènes imaginaires.
Car il y a bien sûr quelque chose de complexe dans le projet de Littell, de nébuleux, et on est en droit de se demander s’il avait effectivement besoin d’aller si loin dans les descriptions qu’il nous impose, s’il n’a pas trop volontairement brouillé les pistes avec son héros qu’il nous présente comme étant un de nos frères alors que ce n’est un monstre qui n’a d’ailleurs aucune crédibilité, tant sur le plan statistique que psychologique.
Malgré cela Les Bienveillantes est un grand livre et, contrairement à ce que prétendent Husson et Terestchenko, tous ceux qui le pensent ne sont pas forcément des êtres vils et vulnérables qui ont perdu tout sens des repères entre le bien et le mal. Un grand livre, oui, malsain, dérangeant, troublant, choquant, mais un grand livre quand même parce qu’il nous oblige à nous poser des questions essentielles. D’où vient le mal ? Peut-on dire l’indicible ? Quelle est la frontière entre la description objective et le voyeurisme ? Entre l’expression du fantasme et le délire criminel ? Quel est le pouvoir véritable des mots ? Édouard Husson et Michel Terestchenko ont eu le mérite d’essayer de réfléchir sincèrement sur la question et d’attirer l’attention du lecteur sur le fait que le livre de Littell n’est pas un livre comme les autres. Leurs démonstrations ne sont pas toujours irréprochables mais elles sont honnêtes et parfois bien argumentées. Même si elles sont globalement hostiles à Littell et à ses Bienveillantes, elles ouvrent néanmoins selon nous la voie à une réflexion plus profonde qui nous autorise enfin à parler de ce phénomène éditorial en termes un peu moins manichéens.
Stéphane Beau
La Presse Littéraire, septembre 2007

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