UNE FEMME A BERLIN

Anonyme, Témoins Gallimard, 2006



Une Femme à Berlin est un livre déroutant. A peine l’a-t-on fini que l’on reste là, indécis, à le tourner et à le retourner en s’efforçant d’éclaircir quelque peu la nature des sentiments qu’il nous inspire.
En avril 1945 l’étau des troupes alliées se resserre sur Berlin. Les bombardements sont incessants, la vie devient incertaine, la mort rode; la nourriture, l’eau, l’électricité, le bois, tout manque, et la survie s’organise dans les caves. La narratrice, comme tous les autres habitants de la cité dévastée, attend avec angoisse l’arrivée triomphale des troupes russes. Aussitôt installés en ville, les soldats de Staline n’ont plus que deux idées en tête : trouver de l’alcool et des femmes. Commence alors une effroyable série de viols qui, en quelques semaines, et selon les estimations des historiens, touchera plus de 100 000 berlinoises. La narratrice, qui a préféré rester anonyme, a consciencieusement consigné dans son journal intime, durant plus de deux mois, ce que furent ces journées d’enfer où toutes les femmes, des plus jeunes aux plus âgées, ont été muées en bétail sexuel abandonné aux moindres caprices des soldats. Elle décrit les portes forcées, puis finalement laissées toujours ouvertes, les intrusions intempestives des soudards, la plupart du temps avinés, la vulgarité de leurs désirs et de leurs manières de les assouvir. Malgré l’horreur des violences subies, la narratrice ne perd jamais pied. Très vite, elle reprend les rênes de son destin. Puisque les viols sont inévitables, autant choisir soi-même son agresseur et l’élire parmi les officiers afin d’éloigner les rivaux éventuels. C’est ainsi qu’auprès d’elle se succèdent, au gré des mouvements de troupes, plusieurs « protecteurs » qui, en plus de lui assurer une relative sécurité, lui permettent de manger presque tous les jours à sa faim. Au fur et à mesure des jours qui passent, le personnage de la narratrice se dessine de plus en plus nettement au travers de ses témoignages. On y découvre une femme étonnante, impressionnante de volonté et de courage. Et en même temps on constate que c’est une femme très ordinaire tenaillée par la faim, la peur et le dégoût d’elle-même. Pourtant, malgré toute la noirceur du monde qui l’entoure, malgré son corps meurtri et agressé, malgré les privations, elle ne baisse jamais la tête et garde jusqu’au bout ces qualités qui représentent le fondement même de l’humanité : le respect de soi et des autres, l’humour et la curiosité.
Alors que nombre de ses congénères vivent recluses dans les greniers (où les russes, peu coutumiers des maisons à étages, rechignent à monter), elle n’hésite pas à aller au devant de l’occupant, à amorcer le dialogue avec lui, à servir d’interprète ou de médiateur à l’occasion. Le regard qu’elle porte sur les hommes et les femmes qui l’entourent est absolument dénué de rancune et d’animosité. Elle décrit les choses telles qu’elle les voit, faisant preuve à ce niveau d’une sincérité presque déroutante tant nous sommes habitués, dans ce domaine, aux exposés manichéens et dénués de nuances.
Elle nous ouvre son cœur avec franchise, nous fait partager ses questionnements sur la manière dont elle utilise son corps pour obtenir de ses protecteurs les quelques précieux avantages en nature indispensables à sa survie. Est-ce de la prostitution, s’interroge-t-elle ?
Peu importe au fond, car chez elle la volonté et la joie de vivre sont si fortes qu’elles balayent toutes les questions morales. Ce qu’elle nous apprend, c’est que ce qui compte ce n’est pas tant ce que nous vivons que la manière dont nous nous en emparons et nous en rendons maître. Elle n’a pas voulu être une victime et n’en a donc pas été une. Jamais elle ne s’est rabaissée au-dessous du niveau de ses bourreaux. Toujours elle les a regardé droit dans les yeux avec une lucidité et une humanité qui l’honorent. La vengeance et la haine ne sont pas des sentiments qui élèvent l’homme. Les portraits précis et profondément humains qu’elle dresse de ses violeurs sont parfois difficiles à lire car, face à de tels actes, le lecteur que nous sommes a du mal à retenir ses propres sentiments de haine et de vengeance. Mais heureusement, la narratrice est plus forte que nous et parvient même à parler avec tendresse de la plupart de ses agresseurs, sachant toujours trouver, derrière la brutalité bestiale, la part d’humanité, de fragilité, de beauté qui s’y trouve malgré tout. Et, grâce à sa générosité, grâce à sa curiosité, grâce à sa fierté et à sa joie de vivre, elle en arrive presque à inverser les rôles. Finalement, les russes n’ont eu que son corps, son sexe, mais ils n’ont pas eu la femme, l’être humain digne, fier et pur. Alors qu’elle, elle les a mis à nu, elle a percé tous leurs petits secrets, leurs fragilités, leurs faiblesses, leurs bassesses et tout ce qui fait que ce ne sont finalement, comme le disait Nietzsche, que des humains, trop humains... Qui a violé l’autre finalement ?
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°9, mars 2007

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