TROIS PRIMITIFS

Joris-Karl Huysmans, Editions Manucius, 2006



Joris Karl Huysmans compte parmi ces rares écrivains bénis des dieux qui sont absolument incapables d’écrire quoi que ce soit de mauvais ou d’ennuyeux. Et les éditeurs, depuis de nombreuses décennies, ne se sont pas privés pour proposer au lecteur des éditions plus ou moins dispensables du moindre de ses articles ou de ses brouillons. Certains de ses livres, tel le bien nommé De Tout (1902) ont ainsi été littéralement démembrés pour en extraire la substance d’une multitude de petits tirages, parfois très esthétiques et plaisants, mais d’autres fois, hélas, bien plus affligeants. C’est donc avec méfiance que j’ai accueilli l’annonce de cette réédition des Trois Primitifs ouvrage que j’ai l’habitude de ne pas dissocier des Trois Eglises, titre auquel il est accolé depuis 1908 (Trois églises, Trois primitifs, Pion Nourrit). Dans un premier temps, je me suis demandé pourquoi l’ouvrage avait été amputé de la moitié de son contenu et pourquoi les Trois Eglises étaient passées à la trappe : encore une frilosité d’éditeur qui, me suis-je dit, soucieux de caresser la paresse du lecteur dans le sens du poil, se permet honteusement de tailler dans le vif. Ce n’est qu’en relisant la brève, mais efficace note introductive, signée J. J. Goazales, que j’ai pris conscience de mon erreur. Les deux articles qui composent l’ouvrage – « Le Grünewald du Musée de Colmar et Le maître de Flémalle » et « la Florentine du Musée de Francfort-sur-le-Main » – ont déjà connu une première édition autonome, du vivant de l’auteur, en 1905 (Librairie Messein) et il est donc parfaitement légitime qu’ils soient réédités sous cette forme. Autant pour moi !
D’ailleurs, toutes mes réserves ont très vite été balayées face à la qualité du travail effectué par les éditions Manucius dont la volonté de produire un travail de qualité s’affirme une fois de plus. L’ouvrage, dans son habillage gris, est sobre et élégant. Le cahier de photographies en couleur des tableaux dépeints par Huysmans, glissé en fin de volume, est fort utile et les riches annexes sont les bienvenues.
Et puis il y a l’incroyable prose du père de Des Esseintes. Je n’avais pas relu ce texte depuis près de vingt ans et, si j’avais encore en mémoire une impression générale de son contenu, j’en avais oublié toute la finesse des détails. Merveilleux Huysmans qui ne connaît pas la langue de bois et qui toujours appelle un chat un chat ! Comme j’aimerais entendre, aujourd’hui, nos critiques d’art se lâcher, comme il le fait, devant les misérables productions de l’art contemporain au lieu de s’acharner, à grand renfort de discours alambiqués, à vouloir nous faire prendre des vessies pour des lanternes !
Capable des envolées les plus lyriques et les plus enthousiastes quand il est admiratif, Huysmans, ne fait pas de quartier lorsque l’artiste n’est pas à la hauteur de sa tâche. Pour preuve, cette description sans appel de l’annonce faite à Marie de Grünewald : « Une femme blonde et bouffie, au teint cuit par le feu des fourneaux, minaude, d’un air plutôt mécontent, avec un grand escogriffe au teint également allumé et qui darde vers elle, dans une attitude de reproche vraiment comique, deux très longs doigts » (p. 23) ou sa condamnation décisive de tous les « peinturiers [épris] de la rondouille et de la lèche » (p. 35).
En résumé, disons que la réédition des Trois Primitifs constitue, aussi bien pour ceux qui l’apprécie depuis longtemps que pour ceux qui le découvre, une excellente occasion de se (re)plonger dans l’univers baroque de Huysmans, de (re)découvrir son humour, son style acéré, sa profonde connaissance de l’histoire de l’art, sa passion pour la symbolique.
C’est également l’occasion de se remémorer que, comme beaucoup (hélas) de ses contemporains – mais cela n’excuse rien – Huysmans bien qu’apte à faire preuve, dans maintes occasions, d’une grande subtilité, pouvait également devenir le plus abject des personnages quand il se mettait à parler des juifs. L’éditeur nous prévient, et c’est tout à son honneur, qu’il se désolidarise totalement des propos tenus par Huysmans dans les premières pages du second article. Et, à la lecture des passages incriminés, on comprend pourquoi. Heureusement que Huysmans a beaucoup de talent, énormément de talent, car il y a dans ce livre quelques lignes, quelques phrases, qui peuvent justifier à elles seules que l’on renvoie leur auteur dans les profondeurs des oubliettes de l’histoire littéraire.
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°7 août 2006

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