LE TRADUCTEUR

Jacques Gélat, José Corti, 2006



Un traducteur reconnu, réputé pour le sérieux de son travail, constate un jour, en relisant le manuscrit de sa dernière traduction, qu’il a commis une erreur : il a remplacé un point virgule par une virgule. L’interversion n’est pas bien grave et il éprouve même un plaisir inattendu, lui pourtant si méticuleux, à ne pas la corriger. Personne d’ailleurs ne remarque la substitution, pas même l’auteur de la version originale qui le félicite pour la qualité de son travail. Cette minuscule coquille marque, pour le héros du récit de Jacques Gélat, le début d’une inexorable dégringolade qui s’achèvera aux portes de la folie.
Grisé par cette première falsification, il s’enhardit au fil de ses nouvelles traductions, il change des mots, modifie le sens de certaines phrases, puis en invente carrément de toute pièce. Les lecteurs n’y voient que du feu. Lui-même ne mesure pas tout de suite l’intensité de la mutation qui se joue en lui, et pourtant, cette virgule volée le transforme à jamais : le traducteur s’est mué en créateur. Il entreprend bientôt d’écrire ses propres livres.
L’ouvrage de Jacques Gélat propose une touchante et très pertinente étude de ce que l’on a parfois coutume d’appeler les affres de la création. Il nous rap pelle que l’acte d’écrire, loin d’être un acte libérateur, s’apparente bien plus souvent à une aliénation, à une lutte schizophrénique de soi contre soi. En devenant créateur, le héros du livre se dédouble, se détriple même : « du dédoublement de la personnalité, je passais ainsi à son détriplement, mot inconnu des dictionnaires, même psychiatriques ». Sa vie se transforme bientôt en une quête désespérée du Beau, de l’Absolu, d’un autre lui-même, d’un Être parfait, d’un Soi-créateur vivant en osmose parfaite avec sa création.
Pourquoi écrivons-nous ? Pourquoi nous acharnons nous à échafauder des édifices imparfaits, à écrire des romans, à conter des histoires, à jouer avec les mots ? Pour la gloire, la reconnaissance ? Le héros du livre constate très vite que cette gloire n’apporte aucun apaisement. Ni les honneurs, ni les prix, ni les dîners mondains ne parviennent à éteindre le feu qui le dévore.
Car la vraie question n’est finalement pas de savoir pourquoi nous écrivons, mais pourquoi nous ne pouvons pas ne pas écrire. D’où vient cette force qui nous oblige à nous asseoir devant notre ordinateur et à aligner des mots alors que nous sommes profondément convaincus qu’il n’y a pas de tâche plus absurde ? Quelle est cette puissance néfaste qui nous maintient assis, face à notre écran, alors qu’il fait beau dehors, que les arbres bourgeonnent et que la vie est si courte ? Voilà la vraie question. L’écriture n’a rien de magique : c’est un besoin tyrannique qui nous tire par les cheveux, en dehors de nous-même, au-delà de nous-même, contre nous-même. C’est l’incroyable violence de cette pulsion qui détruit petit à petit le héros du livre.
Pourquoi écrivons-nous ? Tout simplement parce que nous ne pouvons pas faire autrement. Jacques Gélat déboulonne sans aucun complexe le mythe de l’écrivain et toutes les fariboles romantiques sur la grandeur de l’acte créateur. Ce qui est grand, ce qui est digne de respect, ce n’est pas d’écrire, mais de résister à l’écriture. C’est ce que réalise finalement le héros du livre, dans un bar d’Amsterdam, un soir de tempête. Mais il est déjà trop tard pour lui : arrivé aux portes de la folie il découvre à son grand désespoir que si l’on peut parvenir à vaincre l’acte d’écrire, on ne peut jamais vaincre le démon de l’écriture. C’est un cancer qui nous ronge jusqu’à la mort.
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°6, mai 2006

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