LA SAGESSE TRAGIQUE, DU BON USAGE DE NIETZSCHE

Michel Onfray, Le Livre de poche, 2006

NIETZSCHE, MORALISTE FRANÇAIS, LA CONCEPTION NIETZSCHEENNE D’UNE PSYCHOLOGIE PHILOSOPHIQUE

Robert Pippin, Odile Jacob, 2006



Le critique désireux de rendre compte de tout ce qui se publie sur Nietzsche n’a guère de soucis à se faire : il est assuré d’avoir du pain sur la planche pour le restant de ses jours. Il ne se passe en effet quasiment pas un mois sans que ne paraissent quelques nouveaux volumes d’études consacrées au père de Zarathoustra. C’est qu’il en a fait couler de l’encre celui-là depuis plus d’un siècle Il a été accommodé à toutes les sauces, des plus délicates aux plus indigestes, il a été utilisé, récupéré, commenté, discuté, disséqué en long en large et en travers.
Parmi les dernières parutions, j’en ai retenues deux : La Sagesse tragique, du bon usage de Nietzsche, du très productif Michel Onfray et Nietzsche, moraliste français de l’universitaire américain Robert Pippin
Bien qu’ayant été écrit en 1988, le Nietzsche d’Onfray s’avère très... onfraysien ! Preuve que le penseur a su rester fidèle à ses idées et à ses amours originelles, diront ses admirateurs ; signe de son incapacité à progresser et à se renouveler, diront ses détracteurs. A chacun de juger. Ce qui est sûr, c’est que si l’on reconnaît bien, dans ce petit livre, le style vigoureux de notre très cathodique pape de l’hédonisme (ses tirades enflammées, son lyrisme échevelé), on y retrouve également toutes les incohérences et tous les tics dont il est coutumier.
L’humilité et l’autocritique ne comptent pas, on le sait, parmi ses principales qualités. Tellement persuadé d’avoir toujours raison, il sombre aisément dans le caricatural et l’approximatif. On connaît également sa désagréable propension à se draper de l’aura de ses illustres prédécesseurs (les Bourdieu, Palante, Diogène etc.), pour rehausser la légitimité de sa propre pensée.
Le portrait qu’il nous dresse du philosophe allemand n’échappe hélas pas complètement à ces travers. Plus on avance dans le livre, et plus on se dit que le Nietzsche dont on nous parle là ressemble fichtrement à Onfray lui-même (si ce n’est que, comme nous l’explique modestement Onfray, Nietzsche est un peu moins doué en amour que lui... Nobody’s perfect !). « Tant qu’à écrire sur Nietzsche, on le sert, on ne s’en sert pas», lit-on dans l’introduction (p.18). L’idée est belle, mais comme le disait Bourvil, lui aussi philosophe à ses moments perdus : « Le dire, c’est bien, le faire... c’est mieux ».
Autre motif d’agacement : cette habitude, récurrente chez Onfray, de dire tout et son contraire en fonction des besoins de la thèse qu’il défend. On se souvient par exemple que, dans son récent Traité d’Athéologie, il lisait dans l’intérêt affiché par Hitler pour les propos de Saint-Jean la preuve accablante de la monstruosité foncière du christianisme et de ses zélateurs. Quand il s’agit de Nietzsche, bizarrement, la logique s’inverse. C’est justement parce qu’Hitler a les idées « courtes et fautives » qu’il faut se méfier de l’intérêt qu’il exprime à l’égard de Nietzsche et de sa philosophie. Comment se fait-il que ce qui est vrai pour second ne le soit pas pour le premier ? Mystère.
Toujours dans le Traité d’Athéologie, Onfray attribue aux monothéismes le quasi monopole des pulsions de haine, de mort, de destruction... ici, il se montre plus lucide et reconnaît que, quelles que soient les doctrines ou les religions, « l’homme est une bête de proie. […] La terre est une jungle où s’affrontent les humains » (p. 68). Un peu plus loin (p. 81), il complète sa pensée, et il souligne que « la violence du réel n’est pas une prescription livresque ». Révélation surprenante de la part d’un philosophe qui s’est évertué, tout au long des quelques 300 pages de son Traité d’Athéologie à nous mettre en garde contre l’extrême dangerosité des Coran, Bible, Evangiles et autres textes grands Livres sacrés…
Ces quelques réserves mises à part, force est d’admettre que La Sagesse tragique constitue néanmoins une introduction tout à fait satisfaisante à la pensée de Nietzsche (et à celle d’Onfray, par la même occasion !). On y retrouve, exposés avec clarté, tous les grands thèmes du « philosophe au marteau » : l’Eternel Retour, le Surhomme, l’Amor fati, le dionysiaque, la récusation des bassesses humaines, du grégarisme, du christianisme, du socialisme...
On peut juste déplorer la tonalité exagérément hagiographique de l’exposé qui ne rend pas compte de la réelle complexité de la pensée de Nietzsche et qui oblige parfois Onfray à effectuer de périlleux tours de passe-passe pour démontrer au lecteur que tout est bon chez l’auteur de Par delà le Bien et le Mal, même ses éloges de la cruauté, de la guerre, et de la « superbe brute blonde »... On aurait aimé un peu plus de recul, un peu plus de sens critique. Il est vrai que la tentation est forte de trancher là où Nietzsche a volontairement choisi de ne pas le faire et de décréter, au nom d’un supposé Bon usage de Nietzsche, que le philosophe a, en réalité, voulu dire ceci ou cela.

C’est à très juste titre que Robert Pippin, dans son Nietzsche, moraliste français, nous met en garde contre « la substantialisation et la réification de ce qui est réellement une sorte d’expression volontairement vague » chez Nietzsche, et contre la « tendance interprétative » qui en découle. Cela ne l’empêche d’ailleurs pas d’admettre, malicieusement, que « si la communauté nietzschéenne devait s’entendre sur le fait qu’aucun livre sur Nietzsche ne puisse être écrit sans être au préalable compatible avec cet avertissement, la publication serait pratiquement interrompue » (p. 35).
J’attendais beaucoup de l’étude de Robert Pippin au titre plein de promesses : Nietzsche, moraliste français. Le résultatest hélas plutôt décevant. Le style ésotérique et lourd dans lequel le livre est rédigé représente tout ce que je déteste : on délaye, on finasse, on tourne autour du pot, on noircit des pages et des pages de propos vains et au final, qu’est-ce qui nous reste ? Quelques paragraphes seulement qui sortent du lot, quelques notations qui valent la peine d’être lues et méditées. Je me permets d’ailleurs de glisser ici un petit conseil aux lecteurs pressés : rendez-vous directement aux pages 141 à 146, vous y trouverez un très bon résumé des 140 premières pages !
Le plus étonnant c’est que, contrairement à ce qu’annonce le titre, les références aux moralistes français sont quasi inexistantes. La seule chose qu’on apprend, sur ce sujet, c’est que Nietzsche est plus proche de Montaigne que de Pascal (trop désespéré) ou que de La Rochefoucauld (trop méprisant). Ce n’est pas faux, mais c’est un peu léger. C’est dommage, car le fond de la réflexion de Pippin n’est pas inintéressant. Partant du principe que Nietzsche doit être lu plutôt comme un psychologue que comme un philosophe (ou comme un métaphysicien), il s’attache à comprendre la manière dont le philosophe allemand perçoit la nature de la condition humaine. Tiraillé entre la tension du désir (symbolisée par la Volonté de Puissance) et la conscience qui l’autorise à faire des choix, comment l’homme parvient-il à mener sa barque ? Quelle est sa part de responsabilité dans ses « choix » ? Comment peut-il s’élever au-delà du nihilisme et du désespoir et réinventer une gaya scienza qui lui offre « la possibilité d’un engagement en profondeur qui puisse guider l’action » (p. 117). Comment peut il devenir un « esprit sensé férocement joyeux, quelqu’un qui parvient à s’acclimater sur la terre » (p. 40). Tout comme Onfray, Pippin souligne le caractère « tragique » de la pensée de Nietzsche et de ce savoir « gai ou joyeux [qui] n’est pas sensé nous rendre plus content, plus heureux » (p. 82) car il n’offre pas une alternative entre « des volontés libres ou non libres », mais entre « des volontés fortes ou faibles » (p. 68).
Onfray et Pippin (c’est amusant, mais les deux noms accolés sonnent presque comme un titre de bande dessinée :) illustrent parfaitement, au travers de leurs études, deux des principaux pièges dans lesquels viennent fréquemment tomber les commentateurs de Nietzsche : la volonté de le simplifier à l’excès (Onfray) et le désir de le complexifier abusivement (Pippin).
La meilleure solution pour éviter ces pièges ? Lire (ou relire) Nietzsche, tout simplement !
Stéphane Beau
La PresseLittéraire n°5, avril 2006

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