POUSSIÈRES DE PARIS

Jean Lorrain, Editions Klincksieck, 2006



Jean Lorrain... Je n’ai jamais vraiment pu m’arrêter sur un jugement définitif à son égard. Je l’ai toujours lu avec un certain plaisir, mais sans passion. Je rajouterais même, au risque de faire hurler ses plus ardents défenseurs que je ne lui ai jamais trouvé une véritable « voix ». Son style est riche, bien sûr, sa langue est raffinée débordante de vocables rares et précis (voire précieux), mais lorsque je lis ses livres, je ne peux empêcher mon âme de s’égarer et de partir vagabonder dans les œuvres de ses illustres contemporains : les Huysmans, Barbey d’Aurevilly et autre Goncourt, dont je retrouve des réminiscences à presque chaque ligne. Non pas que l’on puisse l’accuser raisonnablement de plagiat : non, mais telle une éponge il s’est imbibé de tout ce qui s’écrivait, se pensait et se créait autour de lui pour en faire une synthèse quasi parfaite de l’esprit « fin de siècle ». Et c’est dans cette capacité à se transformer en caisse de résonance de l’air du temps que réside certainement ce qui fonde, sinon son génie, du moins son talent, et que l’on trouve ce « petit plus » qui le hausse au dessus des Rachilde, Catulle Mendès, Louis Dumur, Camille Mauclair... qui, malgré la qualité de leurs travaux, n’ont pas su acquérir ce statut de figure emblématique de la décadence.
Ces quelques réticences mises à part, c’est néanmoins avec plaisir que j’ai accueilli l’heureuse idée de la maison Klincksieck de rééditer, sous la direction de Jacques Dupont (qui agrémente l’ouvrage d’annotations nombreuses et savantes), une version « allégée » des Poussières de Paris, compilation de chroniques parues entre 1894-1895 et 1899-1900 dans les colonnes du Journal de Paris. Le puriste que je suis n’a pas pu retenir un léger agacement de constater que le texte original avait été amputé de très amples passages (comme si le lecteur de base n’avait pas les moyens et l’intelligence nécessaires pour choisir lui-même de sauter les passages qui l’ennuient !), mais force est d’admettre que les arguments du préfacier sont recevables : en évitant au lecteur de se perdre dans des évocations trop « datées » on permet sans doute « au lecteur du 21e siècle de rendre mieux justice aux dons éclatants d’un écrivain que sa condition de forçat de la chronique a parfois empêché d’être plus sévère envers sa production ». Admettons.
Et c’est un fait que l’on navigue agréablement au cœur des chroniques de Lorrain qui, avec beaucoup de légèreté, de profondeur et d’humour, nous entraînent dans son sillage dans les méandres d’un Paris aux multiples visages et dans diverses villégiatures à Pau, Biarritz, Bayonne, Nice, Marseille, etc.
On retrouve dans ce volume tout ce qui fait le charme et les faiblesses du goût de l’époque, l’attirance pour les sensations extrêmes, la divine alliance du sublime et de l’abject. Ainsi, pour que des fleurs soient belles, il faut que leurs jaunes soient « putrescents », les roses « de plaie » et les mauves « chlorotiques ». Les danseuses fragiles « aux jambes fines comme deux pistils » et aux « tailles renversées en arrière, tels des grands lys après la pluie » côtoient les lutteurs « aux pectoraux suants et velus » et le vil peuple des « femmes en cheveux », des marlous, des ouvriers et des gourgandines... Les femmes ne sont pas « séduisantes », elles sont « alliciantes »... et malgré le caractère prévisible de tout cela, le charme agit quand même.
Du grand prix d’Auteuil à l’exposition d’horticulture, Lorrain nous promène au gré de ses caprices, nous fait pénétrer dans l’intimité des grandes « horizontales » de l’époque, dans les salons à la mode. Ses chroniques passent du coq à l’âne, du plus général (les funérailles de Sadi Carnot ou l’exposition universelle de 1900) au plus anecdotique (la recette de la salade de fruits à l’éther... à déconseiller à ceux qui travaillent le lendemain : il faut apparemment au moins deux jours pour s’en relever !). Le style est léger, souvent badin. L’humour est là, omniprésent, parfois subtil, d’autrefois d’une gauloiserie sympathique (quand il invoque « Astaroth » par exemple, « le démon des digestions difficiles »). Il sait également se montrer mélancolique et attachant lorsqu’il évoque certains quartiers de Paris ou quand il parle de son enfance au Collège Impérial. Bref, un Jean Lorrain au mieux de sa forme, dans un genre littéraire dans lequel il excelle, et où il peut déployer toutes les dimensions de son talent. A lire donc, et à déguster, même pour ceux qui, comme moi, ne sont pas des inconditionnels du bonhomme.
Stépbane Beau
La Presse Littéraire n°8, décembre 2006

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