AMERICAN VERTIGO
Bemard-Henri Lévy Grasset, 2006
Difficile d’aborder un livre de Bernard-Henri Lévy sans a priori, sans que ne viennent pointer, dans un coin de notre tête, un vague préjugé, l’ombre d’une opinion préconçue. Je me rassure en me rappelant que les divers comptes rendus que j’ai déjà lus à propos d’American Vertigo ne sont pas, eux non plus, vierges de ces idées toutes faites qui érigent, selon les tendances, notre BHIL national en icône romantique de la philosophie engagée ou, à l’opposé, en idéal-type de l’imposteur.
Et bien moi, malgré tout ce qu’on peut en dire, je l’aime bien Bernard-Henri Lévy. Sans doute n’est-il pas exempt de reproches et les accusations portées par Nicolas Beau (qui n’a aucun lien de parenté avec moi, je le signale à tout hasard) et Olivier Toscer dans Une Imposture française (Les Arènes), sont très certainement fondées, mais peu importe : je ne me fais pas d’illusions sur le personnage. Il est la preuve vivante, c’est exact, qu’une belle chemise vaut parfois mieux qu’un beau discours. Difficile aussi de ne pas reconnaître que son apport à la philosophie reste extrêmement modeste et sans doute peut-on parier, sans prendre de risques majeurs, que sa « pensée » ne lui survivra pas. Il est un peu l’équivalent, dans le domaine de la philosophie, de ce que peut être, par exemple, un Jean d’Ormesson dans celui de la littérature : ce sont des auteurs mondains, vite démodés, comparables à ce que furent, en d’autres temps, des Victor Cousin ou des Paul Bourget.
Ceci dit, le caractère anecdotique et contingent de leurs œuvres nous interdit- il de les lire, voire même de trouver un certain charme à leurs livres ? Heureusement, non. C’est donc dans cet état d’esprit que j’ai entamé la lecture d’American Vertigo : convaincu à l’avance que je ne tenais pas entre mes mains l’Essai du siècle mais peut-être un petit livre sympathique susceptible de me faire passer un agréable moment.
Bernard-Henri Lévy nous explique dès l’introduction que c’est sous l’égide de Tocqueville qu’il a entrepris son périple américain. Personnellement, l’ouvrage me fait plutôt songer à Tintin en Amérique, même si BHL ne nomme pas le petit reporter belge parmi ses références. Il y a en effet, chez l’auteur de La Pureté dangereuse, dans sa manière de s’offusquer de tout, dans son regard de petit bourgeois qui voyage un « je ne sais quoi » de naïveté qui n’est pas sans rappeler le héros de Hergé.
Malgré cela, le volume se lit sans déplaisir même si on n’apprend pas grand-chose de neuf sur l’Amérique : on croise quelques Hells Angels, l’ombre de Kennedy et de Martin Luther King, deux ou trois stars (Sharon Stone, Woody Allen), des politiciens (Kerry, Hillary Clinton qui sert de prétexte à un des chapitres les plus ridicules du livre), une poignée d’anonymes (très minoritaires). Et on voyage, au gré des caprices de l’auteur : Atlanta, Chicago, Minneapolis, Savannah. Les villes défilent et le style vif, précis, très journalistique de BHL fait que l’on se laisse porter par les mots, entraîner avec lui sur les routes poussiéreuses du Texas, dans les rues de Memphis ou de New Orleans.
Ceux qui espèrent trouver dans les pages de ce livre une étude sérieuse et approfondie sur l’Amérique d’aujourd’hui en seront pour leurs frais. Tous les grands sujets d’actualité sont bien sûr abordés : l’Impérialisme, la question religieuse (symbolisée par la querelle entre darwinistes et créationnistes), les clichés sur l’obésité, les revendications des minorités et les risques d’éclatement de la société américaine, la peur du terrorisme... Tout cela est évoqué, survolé, mais les quelques cent pages d’épilogue, sensées donner un peu plus d’épaisseur philosophique à l’ensemble, sont, à ce niveau, loin d’être satisfaisantes. BHL y reprend certaines de ses habituelles interrogations – non dénuées d’intérêt, d’ailleurs, mais pas vraiment inédites – sur l’évolution de l’humanité. Renvoyant dos à dos La Fin de l’Histoire, version Fukuyama et l’hypothèse d’un Choc des civilisations (Huntington), il s’aligne sur l’idée de guerre « moralement nécessaire » telle que la défend Michael Walzer, position qui permet de « sortir du faux débat entre un bellicisme de principe qui aurait déjà pu être d’Huntington et un pacifisme à tous crins qu’aurait pu signer Fukuyama. » (p.43l).
Ce qui, à mon goût, fait le charme du livre, finalement (et, paradoxalement, c’est aussi ce qui le rend imbuvable pour tous ceux qui n’en supportent pas l’auteur), c’est le portrait qui se dessine, en filigrane, de Bernard-Henri Lévy lui-même. Il y a quelque chose de touchant dans le souci de cet homme d’inscrire son nom dans une réalité historique qui n’a rien à faire de lui. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer. Il y a quelque chose de profondément pathétique et, partant de là, de presque beau, dans ce besoin qu’il a de rappeler qu’il a discuté avec toutes les personnalités qui comptent sur cette terre, dans cet intarissable désir de nous prouver (de se prouver ?) qu’il parle d’égal à égal avec tous ceux qui tiennent le destin du monde entre leurs mains.
American Vertigo, comme la plupart des livres de Bernard-henri Lévy n’a en définitive qu’un but unique : entretenir l’illusion, probablement vitale pour lui, qu’il est indispensable et qu’il a un rôle à jouer dans la marche du monde. Il y a du Don Quichotte chez BHL, du Tartarin, un petit côté « Bébel » (il me revient des souvenirs du personnage de « Bob saintclar » dans Le Magnifique). Je conçois que cela en énerve certains ; moi, ça me le rend plutôt sympathique. Après tout, nous sommes tous logés à la même enseigne : nous nous évertuons tous à construire, chacun de notre côté, le petit mensonge vital qui donnera un sens à notre vie. Certains écrivent, d’autres briguent des responsabilités ou des titres honorifiques, font des affaires ou des enfants, certains croient en Dieu, d’autres en l’Athéisme... BHL veut croire qu’il a rendez-vous avec l’Histoire ? C’est son droit. Grand bien lui fasse et laissons le faire : c’est son mensonge vital, après tout, et, tout compte fait, il n’est pas plus bête qu’un autre…
Stéphane Beau
La Presse Littéraire n°6, mai 2006
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